Karl-Gustav Ruch, Zürich (CH)
Né en 1954 à Zürich / vit à Barcelone Formation de professeur de musique à Winterthur. Études de Langues Allemandes, de Philosophie et de Psychologie à l'Université de Zurich.
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Derrière le mur
Jeudi 3/9
Il n'est pas possible de déterminer exactement d'où cela vient; je sais seulement que c'est dans le mur qui nous sépare de la maison voisine tout en nous unissant à elle. Cela vient-il du troisième, du quatrième étage ou est-ce transmis par des voies mystérieuses depuis le premier étage ou le rez-de-chaussée? On entend un léger grattement comme si quelqu'un de l'autre côté faisait aller et venir un crayon d'ardoise sur le crépi rugueux; parfois cela ressemble plutôt à un léger raclement, râpement ou chatouillement puis à un coup assourdi. Cela se déplace dans le mur d'un côté à l'autre, parfois on pourrait presque l'attraper, puis c'est de nouveau si lointain et faible que je ne sais plus très bien si je l'entends vraiment ou si je me l'imagine. Je cherche dans les dictionnaires: frotter, bourdonner, râper, racler, graver, riper, grésiller, cliqueter, crépiter, piquer; mais je crains que ce soit un bruit dont on ne puisse venir à bout avec des mots connus. Alors je me rappelle ma mère qui inventait quand elle ne trouvait pas de mot adéquat – et cela arrivait presque à toutes les phrases – et je note dans mon cahier: crispiter, cragueler, creusseler, crisseler, craquelequer, clequecraquer. Je souligne craquelequer. Mais ce n'est pas la bonne couleur. Je retire tous les mots.
Il est rassurant d'habiter près d'un mur coupe-feu protecteur dont on connaît la vie intérieure. Je connais – exception faite de ce nouveau bruit – non seulement la plupart des sons dans le mur, mais je connais aussi l'histoire qui les accompagne. Au troisième étage, il y a Maria la veuve qui tousse. Tous les matins à 8h30, elle met sa vaisselle dans le bac en acier chromé – juste derrière mon bureau – et se met à la laver. Cela fait du vacarme, un bruit de ferraille, un bruit de verre, la conduite d'eau usée gronde doucement et quand elle laisse tomber dans le bac une lourde poêle, le ciment du mur s'effrite. Après la vaisselle elle se met à tousser, elle pose ses béquilles sur le carrelage et elle boitille en toussant jusqu'au salon. Les coups sourds des cannes s'éloignent. Elle allume le téléviseur. Des émissions de bavardage, des séries. A partir de 12h30, elle se trouve à nouveau derrière le mur, toussotant et s'agitant dans la cuisine. A 14h, on entend le vacarme familier dans le bac à vaisselle, puis les béquilles qui frappent le carrelage, la toux, le téléviseur allumé. La même chose recommence le soir. A 21h30, un bruit de ferraille se fait entendre, à 22h c'est le silence au troisième étage. Légère vibration vers 23h, la veuve ronfle. Son lit aussi, dans lequel elle est née il y a 79 ans, est placé près du mur, car on s'y sent en sécurité, on s'y sent bien. En 1939, pendant l'une des nuits de bombardements juste avant la fin de la République, la petite fille de 11 ans se tenait auprès de son père, sa mère et du petit Manuel dans la chambre à coucher, étroitement serrés contre le mur sous le crucifix en bois, cela tonnait, sifflait, le vacillement de l'incendie dévastateur pénétrait par les fenêtres fendues, partout une fumée mordante, puis c'est tombé dans la cour intérieure, tout s'est effondré tout autour, mais le mur coupe-feu, lui, tenait sûr et ferme et retenait les poutres dans leur ancrage ; les pièces avoisinantes et la cage d'escalier demeurèrent intactes ainsi que le crucifix en bois légèrement de travers au-dessus de la tête de Maria.
Tous les matins à 9h, le piano retentit quelque part. Des gammes traversent le mur à une allure menaçante. Mode majeur, mode mineur, demi-tons, tons, chromatiques, elles s'élèvent en vrille à des hauteurs vertigineuses, plongent dans des profondeurs abyssales et remontent vers un son final rassurant: tierces et sixtes se détachent du mur, tournoient en l'air, palpitent au retour et terminent leur course en grondant dans le mur. S'ensuivent quelques mesures d'une fugue de Bach; elle est interrompue, reprise depuis le début et le piano avance pas à pas dans la partition jusqu'à l'accord final libérateur en ré mineur. A 10h50, les tourbillons sonores cessent subitement et l'abattant du piano claque. Le maestro a terminé son entraînement matinal, les doigts marchent parfaitement et il se remet à croire qu'il va bientôt avoir du succès. A 11h commencent les cours de piano. Toutes les heures pleines démarrent par des gammes, rapides, puis lentes avec des ratés – professeur, élève – puis des études de Chopin, des préludes de Bach, le début d'une fugue, reprise lente, rapide, un écho traînant – élève, professeur, élève – puis tout s'arrête, le maestro referme le piano.
Pendant les pauses du piano, on entend entre 9h15 et 9h30 le bruit de la conduite d'eaux usées et la plupart du temps retentit au même moment une voix de ténor tranchante: Qui presso a lei io rinascer mi sento, e dal soffio d'amor rigenerato … C'est Alfredo, c'est ainsi que je le nomme d'après son rôle préféré dans La Traviata, il chante, se douche, l'eau dans les tuyaux gargouille joyeusement, Vivere io voglio a te fedel. Dell' universo immemore io vivo quasi in ciel, … io vivo quasi in ciel … Après sa douche matinale, il nous offre à nous les voisins une petite pause. Puis une porte claque. Alfredo descend les escaliers quatre à quatre comme un jeune garçon jusqu'à la boîte à lettres – je l'entends par la fenêtre qui donne sur la cour intérieure – et il va y chercher la nouvelle tant espérée, car Alfredo a écrit un opéra il y a des lustres et il envoie sa partition tout au long de l'année dans le monde entier, à des maisons d'édition de partitions musicales, à des compétitions et concours. Mais la plupart du temps, il ne trouve dans sa boîte à lettres que de la publicité pour une nouvelle machine à laver ou un service de livraison de pizzas et parfois aussi une réponse à sa demande: Alfredo survole le texte jusqu'au mot décisif: malheureusement. Nous tenons à vous remercier pour l'envoi de votre partition que nous avons lue avec intérêt. Malheureusement... Vous avez eu la gentillesse de bien vouloir nous confier votre partition, malheureusement... Nous avons examiné avec grand intérêt votre partition, mais nous devons malheureusement... alors Alfredo remonte les escaliers comme un vieil homme et on ne l'entend plus pendant une heure. Vers 11h, ça repart: la voix d'Alfredo, écumante de rage, monte et descend le long des gammes. Cela dure environ vingt minutes. Puis on entend trottiner dans l'escalier et Alfredo disparaît de mon champ auditif. L'après-midi, je le vois parfois dans la station de métro près de l'opéra. Là, il devient Orphée. Il crie des arias et des récitatifs contre les murs carrelés qui dans ce monde souterrain crient avec lui et répondent si magnifiquement que c'en est un plaisir Cortese Eco, cortese Eco amorosa, che sconsolata sei, et quand un train entre ou repart, il redouble de volume et lui envoie une tirade particulièrement virtuose: In così grave mia fiera sventura non ho pianto però tanto che basti, sa voix claire de ténor se mêle au crissement des freins, au ronronnement des moteurs qui accélèrent, au battement des roues et à ce moment, Alfredo, Orphée, sent son âme s'élever dans le mugissement et le fracas du monde.
De l'appartement mansardé me parviennent aussi des bruits de temps en temps. Toutes les demi-heures environ, on entend un grondement ou un gargouillement rapide dans la conduite qui relie ma salle de bain à la douche d'Alfredo et à la cuisine qui se trouve au-dessus. Là-haut vit un écrivain autrichien d'une cinquantaine d'années. Il est arrivé il y a trois ans à peu près, il a loué la mansarde et s'est installé à son bureau. Je ne l'ai jamais vu dans la rue ni au café, mais parfois je le croise dans la cage d'escalier, toujours avec une grosse enveloppe sous le bras. Il fait un signe de la tête, dit « Servus », il passe rapidement à côté de moi et disparaît de nouveau sous les toits. Une fois, j'ai pris place devant ma porte et je l'ai interpellé: Salut, comment ça va, comment ça marche le scribouillage? Il s'est arrêté déconcerté, il a rejeté en arrière sa queue de cheval grise, a passé la main sur sa barbe, s'est éclairci la gorge comme si aucun son n'en était sorti depuis longtemps. – Comment ça, je vous prie, du scribouillage? Je ne scribouille pas, j'écris des textes littéraires. – O.K., dis-je, comment vont les textes littéraires alors? – Il avait écrit cinq pièces de théâtre, des centaines de poèmes, un recueil narratif aussi, mais tout restait dans le tiroir, il ne voulait pas donner sa confiture aux cochons, toute l'institution littéraire de langue allemande, toute la scène littéraire n'était à ses yeux qu'une grosse putain dépravée et il la craignait comme le diable l'eau bénite, non, la comparaison n'était pas dénuée de fondement, en tant qu'écrivain il fallait se tenir à distance de l'eau bénite et des putains, il fallait seulement se laisser guider par le diable et donc, dans ce pays-là et là-haut sous ce toit, il était exactement au bon endroit, certainement – il s'éclaircit la gorge et tenta de sourire – il n'y a que là, au beau milieu et en même temps au-dessus du vacarme de la grande ville qu'il trouvait l'isolement nécessaire à l'inspiration démoniaque etc... Il ignora mon regard ostensiblement dirigé vers l'enveloppe qu'il tenait sous le bras et que je supposais être l'envoi d'un manuscrit à une maison d'édition. Ce qu'il écrivait en ce moment? Il cherchait un nouveau style, la synthèse cacophonique. L'œuvre majeure à laquelle il travaillait depuis huit ans était composée de centaines de micro-histoires qu'il voulait assembler en une symphonie cacophonique construite sur le plan de la sonate; mais l'assemblage cacophonique posait justement problème et depuis des années il ne se consacrait à rien d'autre qu'à cette synthèse cacophonique censée relier les éléments isolés en un tout plus élevé, diaboliquement cosmique, sans les unir, sans résoudre les contradictions, sans harmoniser donc... Le reste de son long discours, je ne l'ai pas compris et j'ai pris rapidement congé pour un prétexte quelconque. Je suis bien content que l'Autrichien soit revenu depuis à son laconique « Servus » et même ses bruits de vaisselle cacophoniques ne me dérangent nullement, bien au contraire: ils me procurent une sorte de sentiment de sécurité acoustique et me rappellent que je ne suis pas tout seul près de ce mur.
Vendredi 4/9
Le bruit inconnu m'agace, il me dérange dans la chaleur de mon nid. Je pose l'oreille contre le mur. Ce n'est pas un son homogène et il est certainement provoqué par plus d'une personne. Des personnes? Peut-être s'agit-il plutôt de souris, de rats ou d'un chat enfermé. Cela va et vient sans régularité reconnaissable. Je peux me remettre en mémoire ce nouveau bruit, mais je ne peux l'attribuer à aucune action compréhensible. Cela reste un bruit sans histoire fiable.
Un coup. Le mur tremble, du ciment se détache du mur. C'était la porte des voisins d'en bas au troisième étage. Me cago en la puta, crie une voix enrouée. Ils s'engueulent. Un pied cogne contre la porte en bois. Hija de puta, que te mato! Etait-ce Joan, le fils, qui force des voitures et des motos, était-ce Jordi, le mari, qui boit son chômage en bas dans le bar ou étaient-ce les deux en même temps? Les cris sont aussi difficiles à différencier que les coups de pieds contre la porte. Dans la cage d'escalier retentissent des pas rageurs. Puis en bas, la porte d'entrée claque. Légères répliques sous mes pieds. Maintenant tout est calme dans l'appartement d'en dessous. Trop calme. Un calme qui commence à gémir, à sangloter, à pleurer, à pleurnicher, qui va crescendo pour enfin décharger comme une mitraillette: Malditos gilipollas, sinvergüenzas, hijos de puta, malcriados, gandulos, subnormales, basura, no puedo más … C'est Pepa, dans son solo entonné seulement une fois qu'on la laisse seule. De nouveau des coups à la porte. Pepa martèle maintenant de ses poings nus et de ses pantoufles la même porte contre laquelle son mari et son fils ont cogné auparavant avant de sortir de l'appartement à toute allure. Les coups faiblissent enfin, les cris s'atténuent, Pepa est épuisée.
Je descends pour aller voir. Tout est calme dans l'appartement. A cause des nombreux coups, il y a dans la porte en bois de Jordi et Pepa une fissure à travers laquelle brille la nuit un rai de lumière jaune. J'approche mon œil de l'endroit le plus large de la fente et j'aperçois les chaussures à talons de Pepa, les baskets de son fils et les pantoufles de son mari sur les carreaux noirs et blancs du sol. – Me cago en la puta!, crie soudain une voix dans l'appartement. Je sursaute et je me presse contre le mur près de la porte. Me cago en la puta! C'est Rocco, le perroquet de Pepa, le seul dans la maison que ces injures amusent encore. Je regarde de nouveau à travers la fente. Sur le seuil de la porte menant au salon se trouve une touffe de cheveux noirs. Les cheveux de Pepa? Une perruque jetée au sol? En bas de la cage d'escalier, la porte d'entrée grince et se referme, des pas résonnent. Je jette un regard en bas dans l'escalier. Une main poilue monte en serpentant le long de la rampe. Un halètement asthmatique. Je monte l'escalier sans bruit et je me terre dans mon appartement.
Dimanche 6/9
Repos dominical. Hormis les bruits périodiques de grondement de tuyaux, ce fut calme toute la matinée dans le mur. On peut supposer que la plupart des habitants de cette maison ont profité du beau temps pour aller se promener. Quand je pose l'oreille contre le mur, seulement un léger bruissement vide. Ssssssssssss. Je décolle mon oreille du mur. Le bruissement continue. Le bruissement de ma propre oreille? La semaine prochaine, il faudra que je consulte un ORL.
Après le déjeuner, quand je m'allonge, comme tous ceux qui sont restés dans la maison, pour faire une sieste, le mur dort aussi. Il ronfle. Il roucoule. Il soupire. Vers 17h, il commence à gémir: ah, oh, deux voix qui se superposent, puis se répliquent, question, réponse, un halètement rythmé, qui faiblit, qui augmente, te quiero, te quiero – et enfin deux cris libérateurs à l'unisson. – Eeh, eeh, répète Rocco, Me cago en la puta! Personne dans la maison ne sait précisément où ces deux-là sont en train de coïter: dans la maison voisine de devant, dans celle de derrière? On ne les entend que le dimanche après-midi. Peut-être descendent-ils dans un appartement que des connaissances laissent gentiment à leur disposition pour leur plaisir dominical.
En début de soirée, un dur martèlement de tambour retentit à travers le mur. C'est la colocation des étudiants au quatrième. Une ligne de basse rythmée s'y ajoute, un synthétiseur hurle des lambeaux de sons virulents, puis une voix entonne sur un rythme de reggeatón: Aunque madrugue, ni Dios me ayuda, quiero gritar y salir de mi sombra, en mi pozo solo el eco me nombra … et Rocco semble se réjouir tout particulièrement de cet après-midi dominical animé: Eeh, eeh, me cago en la puta!
Lundi 7/9
Ce matin dans la cage d'escalier, Pepa m'a demandé si chez moi aussi là-haut j'entendais le bruit étrange dans le mur. – Ça fait un bruit bizarre, comme si quelqu'un grattait le crépi du mur avec une aiguille. Parfois, cela semble plutôt frapper ou cliqueter. – Exactement, cria Olga du premier étage, qui montait justement les escaliers en haletant, des coups et des cliquetis comme avec une chaîne. Si seulement ce n'est pas... imaginez-vous – et elle agitait un journal en montrant un article portant le titre: Directeur de banque kidnappé, les recherches continuent. Sous-titre: De premiers indices font penser à l'ETA. Dans le café Ferran, ils lui ont mis un pistolet sur la tempe, baratinait Olga d'un air agité, en plein jour, ils l'ont tiré dans la rue et il paraît qu'ici dans la vieille ville, ils l'ont caché ici, car ils ne peuvent pas aller loin, selon la police. C'est écrit ici! Olga gesticulait dans tous les sens avec le journal, si bien qu'on ne pouvait pas lire la moindre ligne. – Si seulement ils n'ont pas... à chaque fois que j'entends ce bruit de l'autre côté – mais Olga ne finit pas cette phrase non plus – Imaginez-vous: des cliquetis, des cliquetis de chaîne... peut-être devrions-nous dire à la police – Me cago en la puta, cria Rocco de la porte ouverte de l'appartement de Pepa. – Je vais te clouer le bec!, cria Pepa sortie sur le palier en fermant la porte derrière elle. – La police? Sûrement pas, la police ne mettra pas un pied dans cette maison. Ils t'embarqueront directement parce qu'ils te prendront pour une folle.
Et j'imagine le directeur de la banque de l'autre côté dans un costume taillé sur mesure, cravaté, le dos contre le mur, les poignets écorchés et attachés derrière le dos avec une lourde chaîne, la chaîne accrochée par un anneau vissé dans notre mur coupe-feu qui nous protège les uns des autres par une épaisseur de 30 cm, et à chaque mouvement la chaîne cliquète, racle le crépi, à chacune de ses convulsions et contorsions elle cogne contre le mur et tire sur l'anneau et le mur retransmet ce drame invisible jusque dans nos appartements tandis que nous avalons notre thé la conscience tranquille.
Mercredi 9/9
Ai appelé le gérant de l'immeuble. Il a ri quand je lui ai parlé des bruits bizarres dans le mur. – Ça râpe dans le mur? Les termites, ça vous dit quelque chose? Toute la ville en est infestée, le centre est pour ainsi dire noyauté par ces bestioles, elles avancent d'une maison à l'autre, percent les vieilles poutres en bois et les encadrements des portes, par milliers elles avancent en grignotant le plâtre et les murs, et quand elles rongent, il n'y a qu'à coller l'oreille contre le mur pour les entendre.
Je regarde dans le dictionnaire: De nombreuses variétés ont le corps de couleur blanche ou blanche écrue. En règle générale, les termites peuvent mesurer entre 2 et 20 mm. Elles pénètrent en masse dans les habitations humaines et détruisent notamment le bois en le dévorant de l'intérieur, mais en épargnant la surface extérieure, si bien que des objets apparemment intacts se brisent à la moindre secousse. Par milliers, ces insectes blancs dévorent donc notre vieux mur coupe-feu avec leurs mandibules à la recherche d'une poutre en bois et creusent des galeries en haut, en bas, de travers jusqu'au voisin et jusque chez moi, ils nous minent et fouillent et rongent jusqu'à ce que le mur finisse un jour par être creux, et par s'effondrer, nous entraînant tous dans l'abîme.
Je n'ose pas coller l'oreille contre le mur.
Jeudi 10/9
Je ne peux pas croire que ce bruit soit seulement provoqué par des termites. Peut-être que le râpement et le rongement des termites s'ajoutent au méli-mélo acoustique, mais il y a sûrement quelque chose d'autre dans ou derrière le mur, même Pepa me l'a confirmé aujourd'hui: un léger gémissement s'étire comme un fil fin à travers la bande sonore; on l'entend très distinctement quand on pose l'oreille à plat contre le mur carrelé de la cuisine. Peut-être s'agit-il vraiment d'un chien enfermé ou d'un chat – ou d'un enfant?
Parfois, je m'imagine que de l'autre côté du mur est assis quelqu'un d'autre, quelqu'un qui comme moi ausculte le mur, écoute ma vie et me prend pour un fou. Les murs ont des oreilles. Et plus j'y réfléchis, plus cet autre devient une idée fixe.
Vendredi 11/9
Pepa a parlé hier avec une amie de la maison voisine. Il s'agirait de Roumains clandestins, de tziganes en fait. Ils habitent à la hauteur de mon appartement, au troisième étage. On ne sait pas s'il s'agit d'une ou de plusieurs familles, on ne peut jamais être sûr de rien avec ces gens-là évidemment. Dans la cage d'escalier, cela grouille pour ainsi dire de tziganes, ils cuisinent dans le salon sur un feu, toute la cage d'escalier pue la fumée stagnante et le poisson frit, on a aussi entendu des cris d'enfants dans l'appartement, mais les enfants n'ont pas le droit de quitter l'appartement, toute la journée ils restent seuls et enfermés et les adultes traînent dans les rues et vaquent à des occupations douteuses. Les enfants griffonnent et grattent le mur avec leurs ongles ou des tournevis ou d'autres objets qui leur tombent sous la main, ils ne vont pas à l'école et n'ont pas d'ardoise, c'est de là que viennent les bruits dans le mur.
Olga du premier étage pense qu'il ne s'agit pas de Roumains. Elle se réfère aux dires de la coiffeuse du rez-de-chaussée qui prétend que de l'autre côté vivent des Noirs, d'Afrique noire, noirs comme la nuit. Elle les voit entrer dans la maison voisine. Des immigrés. Comme la plupart de ces pauvres créatures, ils sont arrivés par la mer sur un bateau pneumatique, ils font certainement partie de ces familles dont on a parlé récemment à la télévision: moteur défectueux, le bateau a dérivé pendant des journées entières en pleine mer, huit adultes et cinq bébés sont morts de soif, mais ils n'ont pu jeter à la mer que les bébés, les corps des adultes étaient trop lourds pour pouvoir être hissés par-dessus bord, ils étaient donc allongés les uns sur les autres quand on les a retrouvés, les vivants sur les demi-morts et les demi-morts sur les morts, et pendant le sauvetage en pleine tempête de mer trois autres se sont noyés, ils ne savent pas nager, les pauvres gars. Maintenant, les femmes se prostituent et les hommes travaillent comme proxénètes.
Samedi 12/9
Un voisin d'en face m'a raconté au café qu'il s'agissait de personnes de couleur, pas des Noirs, mais des Arabes ou des Pakistanais barbus, des Musulmans en fait. C'est un va-et-vient. Il suppose qu'ils animent ici une mosquée illégale. Certains viennent même avec leur propre tapis de prière. Ils ont tous des abcès, des cicatrices et pour certains des blessures ouvertes sur le front parce qu'ils se frappent le crâne contre le sol pendant la prière. Puis il souligna encore une fois: des Pakistanais, des Arabes, des Musulmans – et puis après une pause: imagine-toi, ils sont en train de tramer un truc ici... ce s'rait pas la première fois qu'ils manigancent quelque chose et personne ne devine quoi que ce soit, non, en plus l'Etat leur paye des logements sociaux et subventionne leurs mosquées. Il n'y a que les Socialistes pour être aussi stupides.
Je me rends à la maison voisine et je regarde les étiquettes sous les sonnettes. Il y a trois appartements au troisième étage. Je sonne d'abord au 3,1. Grésillement. Puis l'interphone crépite. – Si! On tousse. C'est la veuve. Je ne dis rien puis je sonne au 3,2. Une voix d'enfant crie: Si, quien? – J'aimerais voir les immigrés, crié-je dans l'interphone. Pas de réponse. Où habitent les immigrés? – Les Chinois du rez-de-chaussée ou les Philippins du deuxième étage? – Des Roumains ou des Noirs, il n'y en a pas ici? – Non, mais des Pakistanais ou quelque chose comme ça, ils habitent au troisième. – Quel appartement? – Je crois que c'est la troisième porte. Je sonne au 3,3. Craquement dans l'interphone, grésillement, silence. Je sonne encore une fois. – Omar?, dit une voix de femme. Omar?
Je rentre à la maison, j'allume l'ordinateur et je cherche dans l'annuaire sur Internet la rue, le numéro de la maison, le numéro de l'étage et de l'appartement, le nom: Omar. Sur l'écran apparaît un numéro de téléphone et un nom: Omar Al-Sharar. Je compose le numéro et je laisse sonner longtemps. Des pas derrière le mur. Je raccroche. Maintenant j'entends très distinctement des murmures et des coups. Des prières musulmanes? Cela pourrait tout aussi bien être les monologues de la veuve, mais je n'arrive plus à me sortir l'image de la tête: le rythme des mouvements debout puis à genoux vers la Mecque, les coups de tête contre le sol, Allah est grand, Allah est fort, Allah est du côté des braves.
Dimanche 13/9
Ce matin, j'ai encore essayé d'appeler plusieurs fois. A la troisième ou quatrième tentative, j'entends un craquement au bout du fil, la voix de l'autre dans un mauvais anglais: Hello, you Jack? Je réponds: yes. – Call this night. Je dis: O.K. Puis il raccroche.
Les voisins sont restés à la maison à cause du mauvais temps et le mur est saturé de bruits. Une sieste paisible n'est pas envisageable. La veuve fait du vacarme avec sa vaisselle dans le bac en acier chromé, à contretemps le reggaetón de la colocation des étudiants, Aunque madrugue, ni Dios me ayuda, quiero gritar y salir de mi sombra, en mi pozo solo el eco me nombra, ça gronde et ça gargouille agréablement dans la conduite d'eau, l'écrivain sur le toit jette aux toilettes ses notes cacophoniques, Alfredo se douche et chante avec délectation Qui presso a lei io rinascer mi sento, e dal soffio d'amor rigenerato …, même le pianiste est resté à la maison et fait tourbillonner des gammes à travers le mur, mode majeur, mode mineur, chromatiques, montantes et descendantes, des halètements rythmés, ah, oh, te quiero, que te quiero, des chaînes rouillées frottent des poignets écorchés, des mains d'enfants recouvertes de sang raclent le crépi, des Musulmans à la peau brune se frappent la tête contre le mur, Allah est grand, Allah est tout-puissant, ça murmure gémit chante gronde gargouille cogne râpe grince geint bourdonne et ronfle – puis une fissure dans le mur, l'œil de l'autre me fixe, des milliers de termites blanches sortent du trou, m'entourent, me tirent à l'intérieur du mur, je suis une termite et je grouille avec mes compagnons, nous nous creusons un chemin à travers le mur grâce à nos mandibules, nous perçons les plaques de plâtre, le ciment décomposé, nous dévorons des poutres en bois pourries, rampons à travers des interstices, des tuyaux, des fils électriques, nous perçons, rongeons et nous nous frayons un chemin vers l'autre côté, l'autre côté – Me cago en la puta, une porte claque. Le lit tremble, le mur vibre.
C'est calme cette nuit, tout à fait calme. Je passe la main sur le mur froid. Puis je compose le numéro.
(traduit de l’allemand par Emmanuelle Sejourne)