Dagrun Hintze, Hamburg (D)

Dagrun Hintze est née en 1971 à Lübeck et vit à Hambourg. La candidature de Hintze a été proposée par Burkhard Spinnen.


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Dagrun Hintze

La peur de voyager en avion

 

Et ça, est-ce que c'est multifonctionnel ou universel?

Tu as oublié comment distinguer les deux, à force d'éplucher les définitions, mais cela ne t'étonne pas trop, avec la science il y avait toujours eu dès le départ cette difficulté, ce mauvais comportement de ta part, tu te souviens, le prof avec de la barbe et des sandales, en bas de ton premier travail écrit une seule phrase, mais en rouge, ton premier Waterloo, rouge écarlate, formulé avec précision : Ceci n'est pas un travail scientifique. Toi en revanche, tu avais pensé que le texte brillerait, tel un exemple, et une sacrée dose d'ingéniosité pour une première année, au lieu de cela cette phrase rouge écarlate, tu es restée couchée chez toi pendant deux semaines, à pleurer, tu n'as plus dit bonjour au prof, tu as séché le cours comme si cela servait à quelque chose. Tu as passé l'examen intermédiaire, avec la meilleure note, une preuve convaincante et affichée, que tu es capable de faire ce qu'ils te demandent si seulement tu t'en donnes la peine, que tu avais toujours réussi mieux que tous les autres, mais justement tu ne voulais plus le vouloir et tu as préféré devenir : journaliste. Profession non protégée, désignation non protégée, pas étonnant que tu le sois devenue justement et que tu ne sois toujours pas en mesure aujourd'hui de te rappeler les définitions, multifonctionnel, universel et tout ce qui fait partie de l'inventaire.

En tout cas, la pièce ici ressemble à un placard à balais, 10 m², peut-être, le plafond tout juste deux mètres au-dessus de zéro. Six tabourets en bois sur un tapis répugnant, et cette peinture à l'huile jaune soleil, sur l'un des murs, que tu ne peux pas regarder sans rire, sur l'autre une rangée de socles avec des ballons en verre et des plats. Dans les plats, toutes sortes de graines pour les jeter au besoin dans les ballons et derrière une simple épaisseur de mur : la gare centrale tout entière. On a sûrement utilisé des matériaux d'insonorisation, mais que peuvent-ils contre des trains qui entrent en gare à chaque minute, contre les tunnels routiers au-dessus et en dessous ? Une dame au regard vif monte la garde devant l'entrée et t'a souhaité la bienvenue d'un ton sérieux et amical, elle a refermé la porte coulissante derrière toi sans oublier de te dire que non seulement tu pouvais faire tes investigations ici mais que tu pouvais aussi vraiment te reposer, c'est ce qu'elle pense effectivement - au beau milieu du roulement des trains, au beau milieu de deux tunnels routiers et de tout le bruit que les gens font de toute façon dans une gare. Te voilà assise ici, tu réprimes une folle envie de rire, ça ne marche qu'en tournant le dos à la peinture et tu ne sais toujours pas : est-ce que ça c'est multifonctionnel ou universel ?

La dame a dit que des tapis et des colliers de prière étaient mis à disposition, tu pourrais tout aussi bien t'acquitter d'un Notre Père ou d'un salut au soleil, tu maîtrises les deux et ça plaide pour multifonctionnel, au lieu d'une offrande de fleurs tu jetterais des graines dans les ballons en verre, un vœu, une pensée par graine et au printemps tu les sèmerais dans le jardin voisin pour qu'elles prennent racine. Tu te souviens, lors de cette fête d'entreprise où des poètes improvisateurs étaient montés sur scène, ils écrivaient tout ce qui leur était demandé, même des lettres d'amour, tu avais été invitée et tu ne savais même pas pourquoi mais tu en as fait écrire une, une lettre d'amour, au rédacteur en chef Kunst, un peu pour rire, et deux jours plus tard elle était arrivée à la rédaction, la lettre, et le rédacteur en chef avait froncé les sourcils et raconté que des journalistes moto recevaient parfois des chèques en blanc lors des tests, de la part des constructeurs auto en guise de cadeau commercial. Cadeau commercial. Pour toi, ici et maintenant, pas de chèque en blanc, rien que des graines, de courge, de tournesol ou autres, qui ne prennent jamais assez dans le sol et poussent encore moins dans l'air, et universel signifie en fait totalement neutre, tu viens de t'en souvenir maintenant, installé pour la première fois par Dag Hammerskjöld dans le quartier général des Nations Unies, repris à la porte de Brandebourg, bâtiment Nord - cela fait pourtant belle lurette que tu as fait des recherches là-dessus.

 Dagrun Hintze (Foto ORF/Johannes Puch)

Quand tu rouvres la porte coulissante, la dame et son regard t'attendent, on ne compte pas le nombre de visiteurs, dit-elle, à quoi bon ? Elle monte la garde une fois par semaine pendant deux heures et ces deux heures se déroulent toujours de manière différente, parfois un visiteur après l'autre, parfois personne, parfois des gens avec des cheeseburgers qu'ils veulent consommer en paix, mais c'est interdit. Tu n'oses pas demander si des ados y entrent pour se toucher, ou si ce n'était pas plutôt pratique pour les junkies et les dealers - elle mentionne alors d'elle-même le bouton, le bouton rouge sous la table, une fois pressé une alarme retentit chez le cordonnier deux boutiques plus loin, nous sommes protégés par un musulman, et lui, il nettoie tout.

D'ici au centre commercial, étape suivante dans la recherche, il n'y a qu'un pas. Tu suis un vieux plan qui commence par te mener droit sur une boutique de supporters du Bayern München. Quelque chose a dû aller de travers, te dis-tu, et tu te demandes si tu ne t'achèterais pas un T-shirt de Luca Toni, pour la nuit, pour dormir.

Avant multifonctionnel et universel, il n'y avait eu longtemps qu'une seule catégorie : chapelle. Au stade de Schalke, on l'a construite avec l'autel dans les catacombes VIP, tu pourrais y entrer avec ta carte de presse, mais tu ne sais pas dans quelle mesure il est utile de tout voir de tes propres yeux, une bonne photo le A et le O, l'alpha et l'oméga. Dans le stade olympique, la même chose encore, des murs recouverts de feuilles d'or, un cadre reluisant pour les baptêmes, les mariages et les sépultures.

Tu achètes vraiment le T-shirt et tu demandes un sac, mais il n'y en a pas sans inscription et tu ne veux réveiller de colère nulle part, ici c'est le Nord de l'Allemagne, on y porte d'autres couleurs de supporters et on y connaît peu de catholiques. Beate Uhse fit en sorte à l'époque que l'on puisse rapporter à la maison les produits commandés dans un emballage neutre, c'est exactement l'inverse de ta carte de presse, au début tu jubilais quand le facteur reconnaissait sur l'enveloppe, association des journalistes, parfois tu faisais exprès de laisser tomber ton porte-monnaie à la caisse d'un supermarché, uniquement pour pouvoir ramasser la carte de presse qui avait glissé et la poser quelques instants sur le tapis, dans l'espoir d'impressionner la caissière. Il ne s'agit jamais que d'appartenir à quelque chose.

Tu te demandes si tu ne devrais pas faire un jour un sujet sur le sport et la culture, une interview de Luca Toni, Italian Stallion, ne serait pas inenvisageable et peut-être pourrait-il intervenir pour mettre à disposition des sacs sans inscription dans les boutiques de supporters du Bayern München, il existe bien des tapis de prière musulmans dans les lieux de recueillement du Nord de l'Allemagne, Beate Uhse était originaire, du moins tu le penses, de Flensburg, peut-être protestante, et encore, plutôt neutre probablement.

Tu bouchonnes le sac sous ton coude, le vendeur ignorait comment faire pour se rendre à ta réelle destination et il a un peu froncé les sourcils, puis il t'a au moins indiqué le chemin jusqu'au guichet d'information. Là, une charmante jeune fille, le logo du supermarché sur la casquette et le T-shirt, te montre un endroit à l'extérieur après un pont, si loin du mall, demandes-tu, et la fille se demande un moment de quoi tu parles, et donc tu te reprends : du centre commercial. La fille hausse les épaules, apparemment une confirmation, tu te mets en route, tu passes le pont et tu ignores pourquoi il faut construire ici une pâle imitation d'église, il y en a bien assez de vraies et elles sont sûrement plus belles que celle-ci.

Bien que tu aies passé le pont, le sac sous le bras, tu n'es pas entrée là où tu en avais l'intention. Quelques grands-mères étaient déjà assises dans l'entrée, les cheveux blancs, blonds et violets, à manger des gâteaux et boire du café, la communauté du supermarché met tous les jours des tasses en fer blanc et des cafetières à disposition. Et les grands-mères étaient si joyeuses, elles avaient même emporté leur propre crème chantilly, de leurs sacs dépassaient les siphons chantilly jetables que la communauté ne peut pas leur payer. Tu ne voulais pas déranger en demandant à voir la pièce, tu ne voulais pas avoir à te présenter, à interrompre leur papotage, il valait mieux qu'elles se retrouvent ici sans que personne ne leur pose de questions sur elles, sur Dieu ou sur toute autre chose. A l'extérieur, rien que des sacs ambulants, la chaîne cosmétique écologique imprime un palmier dessus, il ne reste rien de plus, les agendas ne les lâchent pas et ils ont rayé le dimanche. A l'intérieur, tu bois du café avec les grands-mères, elles disent que le centre commercial est œcuménique et ça te suffit comme information.

 

A présent ton souhait le plus cher serait de te retrouver dans ta baignoire dans ta propre salle de bain, ça aussi c'est une pièce calme qui offre tout ce qu'on entend par retrait et tranquillité. Somnoler dans une montagne de mousse, ne pas voir les rondeurs, quand est-ce que ça a commencé en fait, quand est-ce que tes fesses ont décidé d'avoir de la cellulite, en tout cas tu as acheté le T-shirt Luca Toni en XXL pour qu'il soit assez ample. Tu pourrais te frictionner les cuisses et faire des affusions froides, utiliser la lotion Q10 et espérer qu'elle agisse, tu pourrais t'épiler les sourcils et te consacrer au nettoyage des interstices entre tes dents, ne serait-ce que pour te rappeler l'époque où tout cela était non seulement inutile mais aussi tout bonnement impensable. A cette époque, tu venais tout juste de te remettre de Ceci n'est pas un travail scientifique, tu refusais de saluer le prof à la barbe et aux sandales et d'assister aux cours suivants, tu n'avais pas la moindre idée de ce que pouvait être Q10 et encore jamais acheté de soie dentaire, à cette époque tu t'étais assise dans la bibliothèque à côté d'un type et tu n'avais plus voulu te relever de si tôt. Le soir, il ne t'avait pas ramenée à la maison pour une raison que tu appris plus tard : il avait mis des draps dont il avait honte et il craignait que tu ne veuilles jamais t'y allonger, Borussia, et il avait certainement raison. Quand par la suite vous avez vécu ensemble, dans un appartement sous les combles, cette équipe a raté le championnat le dernier jour, alors tu as cherché les vieux draps dans l'armoire et tu les as mis pour le consoler.

Dagrun Hintze (Foto ORF/Johannes Puch)

Tu avais déjà appris à causer moins de problèmes au rédacteur en chef Kunst, la lettre d'amour du poète improvisateur est restée ton seul faux-pas, deux jours plus tard à la rédaction, on l'a dit : chèque en blanc, cadeau commercial. Il se sépara de sa femme, à cause de toi c'est déjà ça, mais elle ne resta que quelques semaines chez son amie et sa sœur, elle voulait continuer à vivre chez lui pendant une période de transition pour pouvoir trouver de là un appartement près de son travail. C'est là qu'il te vint pour la première fois à l'idée que chacun jouait vraiment selon ses propres règles. Profession non protégée, désignation non protégée, plus tard tu commenças à coucher avec les personnes interviewées et la femme du rédacteur en chef finit par trouver un appartement, fit des travaux pendant plusieurs semaines, alors il raconta avec soulagement qu'elle était enfin partie et qu'elle avait commandé dans un premier temps un sofa. Le sofa arriva et resta une nuit, elle le renvoya dès le lendemain, il ne lui avait pas du tout plu et il lui paraissait complètement absurde. L'appartement rénové demeura donc inhabité et il ne fut plus question de période de transition. Tu vécus ce Waterloo en conséquence, portas ton propre sofa à la déchetterie, achetas des tapis et des coussins qui furent amortis dès le premier rapport post-interview, l'amour ne passe jamais, c'est ce qui est écrit chez Saint-Paul, l'agenda a rayé le dimanche, mais le jour où l'on te quitte est fixé, noté, jamais plus cet homme qui passe la porte de l'appartement avec toi le soir et ne souhaite rien de mieux. Voilà ce que tu sais, cette seule chose qui reste, sous l'aspect de draps ou d'une ex-femme qui ne veut pas être trop loin de son travail.

 

L'investigation continue.

 

A côté de multifonctionnel et d'universel, il y a aussi la catégorie holistique, c'est la raison pour laquelle tu entres maintenant dans le domaine spirit & mind, tu t'es enveloppée dans une serviette moelleuse et tu te fais réchauffer à 90°. Même ce sauna entre dans l'inventaire et prétend également être un lieu de silence, certes sans confession ni café ni gâteaux, mais avec des huiles embaumantes et des mandalas, de la lumière colorée alternant régulièrement. Tu n'es pas capable de juger si l'on transpire de manière plus spirituelle ici. C'est le jour des femmes, maintenant tu préfères, ça console en fait de voir des rondeurs ailleurs. Prendre soin de son âme semble devenir en tout cas un facteur économique, même dans cette oasis de bien-être, je veux être belle quand je suis nue, il est question de méditation, du point central de l'être humain où qu'il puisse se trouver, et quoi qu'il s'y passe, Notre Père, salut du soleil, offrande de fleurs, l'essentiel c'est d'être entier.

De la sueur perle sur le front de ta voisine tandis qu'elle regarde fixement le mandala sur le mur d'en face, tu pourrais enchaîner en te réservant un soin Ying et Yang, la rédaction paierait, peut-être. Soudain, au beau milieu de ce sauna spirituel, tu te surprends à penser à Martin Luther, tu n'as certainement encore jamais pensé à lui nulle part, même pas le jour d'Halloween, bien que par principe tu n'ouvres pas quand les enfants sonnent et hurlent pour avoir des bonbons, tu trouves ça horripilant et ça suffit déjà bien de se mettre un affreux masque en plastique pour obtenir des cadeaux, au moins les trois rois mages doivent chanter, à eux tu ouvrirais, mais dans le Nord de l'Allemagne ils ne chantent même plus.

Dagrun Hintze (Foto ORF/Johannes Puch)

Pourquoi Luther s'est-il donné tant de peine ? Gare centrale. Stade. Centre commercial. Sauna. Une multitude de voyageurs, de supporters, de clients, de femmes enveloppées dans des serviettes moelleuses : le marché est bien plus rude, la chapelle du stade Veltins-Arena dans les catacombes VIP délivre des lettres d'indulgences. Tu n'as encore jamais pensé à Luther, me voici, je ne peux faire autrement, il les a tout simplement affichées à la porte, ses règles, il a déclenché une colère inévitable et pris son indépendance.

Tu entres dans le bassin plus profond, ta peau brûle. Tu vas te passer de Ying et Yang tout comme d'holistique en tant que catégorie. A la maison, tu enfiles le T-shirt Luca Toni et tu te glisses sous ta couette. En rêve, tu te souviens de la nuit où tu avais dormi dans des draps qui consolaient quelqu'un : ce fut la dernière fois où tu dormis nue.

 

Le lendemain matin, le foyer des marins attend une investigation et une définition, ni multifonctionnel, ni universel, encore moins holistique, mais multi-religieux : ce qui signifie qu'il existe un endroit qui réunit tout ce dont les hommes ont besoin pour croire. Dès l'entrée, une Bible et un crucifix, une fois de plus tu te demandes si cela fait vraiment du bien de prier un exécuté, une victime éreintée qui ne fait quasiment que tendre la joue tout le temps, est-ce que ça vaut comme principe pour une vie, tout ne s'effondre-t-il pas quand la dignité humaine entre en jeu, tout le monde y croit pourtant depuis que l'on se reconnaît humaniste ? A ce sujet aussi il y a des textes théoriques ici et une image, abstraite évidemment, qui invite à la méditation les athées qui prennent la mer, ils n'ont sûrement pas assez d'argent pour une oasis de bien-être avec des mandalas, aucune rédaction ne leur paye la facture, mais tu n'a vraiment pas envie de te mettre à penser aux conditions de travail et aux salaires sur les porte-conteneurs. Le regard glisse un peu vers la droite, étoile de David et Menora, le chandelier aux sept branches, une pour chaque jour de la création. Il y a vraisemblablement une Thora dans le reliquaire, au cas où quelqu'un aurait envie d'étudier, le Dieu ancestral, connu aussi des Chrétiens, œil pour œil, et il vit que c'était bon. Malgré tout, un texte dans l'Ancien Testament t'aurait presque convertie autrefois :

Je vous en conjure, filles de Jérusalem, par les gazelles, par les biches des champs, n'éveillez pas, ne réveillez pas mon amour, avant l'heure de son bon plaisir.

Au mariage de l'homme rencontré dans la bibliothèque, à l'époque tu n'avais pas voulu te relever de si tôt, un témoin a lu ce passage, témoin, soudain tu t'es mise à craindre que l'amour ne s'arrête peut-être bien jamais, et la mariée tu la connaissais à peine. Du moins êtes vous toujours amis, pendant le repas de noces le sourire sur les visages des autres, c'est beau à voir, enfin une bonne relation avec une ex.

Dagrun Hintze (Foto ORF/Johannes Puch)

Que diable sont des biches des champs ? Et comment un toit maintient-il cette pièce ? A gauche derrière toi, un Bouddha accroupi dans une alcôve, il est interdit de montrer ses pieds devant Bouddha, c'est que ce dit le guide de voyage avant le séjour balnéaire, il est même interdit de franchir le seuil d'un temple, mais qu'est-ce qui arrive si, ne le sachant pas, un juif, un catholique ou un musulman reste tout simplement dans l'encadrement de la porte : est-ce qu'il vexe Bouddha en cela ? Il y a des tapis et des colliers de prière dans une autre alcôve, un regard et tout le monde connaît la direction de la Mecque, que cela lui importe ou non. Est-ce que les marins se gênent les uns les autres quand ils prient en même temps, le cantique supporte-t-il la sourate ? Et ne sont-ils pas de toute façon trop fatigués et ne veulent-ils pas simplement retrouver les putes sur le port et célébrer la messe qui les unit tous ?

Si l'on te demandait, tu dirais éclectique plutôt que multi-religieux, ça ne te plaît pas ici, tu méprises déjà le moindre rayon de yaourts dans les supermarchés à cause de la décision que tu dois prendre, là tu peux laisser tomber ta carte de presse autant de fois que tu veux, personne ne te la prendra. Au moins, tu n'as jamais montré tes pieds devant Bouddha, un jeune prince qui voyagea à quatre reprises et ne vit que pauvreté, vieillesse, maladie, mort. Et il ne parvint plus à le supporter et déclara bientôt que le monde n'était qu'un leurre.

Dans la dernière alcôve, tu trouves un ornement flamboyant, mi-oiseau, mi-homme, tu n'as aucune idée de ce que c'est, il faudra que tu demandes et tu paries que c'est hindou : peut-être un dieu aimant les sucreries, au ventre dénudé, vénal? Tu as passé ton examen intermédiaire avec un archéologue qui prétendait sacrifier Artémis dans son jardin.

 

Une heure durant tu oscilles entre les alcôves, pas un marin en vue, ils sont sûrement encore en train de suivre une lanterne rouge, les porte-conteneurs aussi rayent le dimanche ou tout autre jour sacré possible, et tu vas presque regretter la dame de la gare centrale avec son regard. Ici, il n'y a qu'un type renfrogné assis derrière le bar, c'est lui qui fait le café, répartit les lits et s'occupe du réseau Internet, rien de plus, il y tient. Lui-même n'a jamais pénétré la pièce, pourquoi le ferait-il, il vit sur la terre ferme et non sur un bateau, il dit que les alcôves sacrées sont nettoyées toutes les deux semaines, et puis, parfois un pasteur passe par là, mais l'anglais suffit à peine ici. Un instant, tu as envie de pleurer pour ces pauvres matelots, les esclaves des porte-conteneurs, loin de leur patrie, de leurs propres églises, temples, bordels, ici on ne leur offre rien de plus que cela : un lit, du café, un accès à Internet et une alcôve nettoyée toutes les deux semaines. Mais ça ne reste jamais qu'un métier et ton investigation et tu sais que si tu perds ta facilité d'écriture, alors tu n'écris plus.

Tu demandes au type renfrogné si tu peux te servir de l'ordinateur, tu peux, et tu entres lieu de silence comme terme de recherche. Et là, un lien apparaît en effet et te souhaite la bienvenue d'un ton sérieux et amical : galerie, méditation, mur de prières - à qui l'Internet paraît-il donc trop bruyant pour programmer une chose pareille ? Les images de recueillement de la galerie dépassent la peinture d'hier, un simple clic fait disparaître le mur de prières, là une dénommée Moni s'est immortalisée en suppliant et priant aux yeux de tous pour que Uwe ne la quitte pas. Tu te sens tentée d'écrire un mail à Moni, de lui conseiller de laisser son ordinateur, de se bouger les fesses, une promenade en forêt peut s'avérer un bon remède à un chagrin d'amour, même un rendez-vous chez le coiffeur, tu le sais par ta propre expérience et s'il faut vraiment aller à l'essentiel, alors pourquoi diable ne pas supplier et prier dans une vraie église, elle est là pour ça et rarement depuis la veille ? Mais qu'est-ce que c'est que cette génération, te demandes-tu, qui maile ses angoisses amoureuses sur un mur de prières ? C'est pour eux qu'on a importé Halloween dans le Nord de l'Allemagne, imprimé des portraits de Luther sur des bonbons, inventé des lieux de silence, multifonctionnel, universel, holistique et multi-religieux, des filiales du recueillement donc, tout juste équivalentes. Mais qu'est-ce qu'ils veulent, Time-out, Chill-Out, de quoi faut-il donc encore qu'ils se reposent ?

Si tu devais contre toute vraisemblance enfanter un jour, dans la douleur, tu mettrais le réveil tous les dimanches et tu traînerais ton enfant à la messe, il devrait connaître le Notre Père par cœur, la profession de foi et le Kyrie dans la foulée, alors il se peut bien qu'il se décide contre, à force d'éplucher les définitions, mais de grâce, qu'il le fasse vraiment, pas dans la version light, pas virtuellement ou avec du café et des gâteaux, pas dans la société d'un nom de sponsor, pas en transpirant dans un sauna bio, si tu avais un enfant, tu lui lirais toute la Bible depuis le début. Tu ferais bien de te demander si tu n'es pas en train de perdre la raison avec ce sujet, et puis si tout n'est pas déjà perdu depuis bien longtemps.

 

Tu as pris un rendez-vous pour une interview à l'aéroport, bien que tu aies déjà fait le tour de la catégorie chapelle. De bonnes illustrations sont l'alpha et l'oméga, mais un pasteur d'aéroport, ça t'a intéressée, c'est l'inverse d'une profession non protégée et d'une désignation non protégée, voilà exactement comment se nomme quelqu'un qui a une église dans l'aéroport et aux portes d'embarquement rien que des brebis, qui pour la plupart ignorent qu'elles en sont.

Il est plus jeune que tu ne l'avais pensé, il porte un costume gris de rédacteur en chef, une petite croix en argent sur le revers, dans un sens tu trouves ça sexy. Vous commencez par son métier, ce que je fais n'est pas franchement en vogue, son visage ne bronche pas, et le mot chenapan te vient à l'esprit, ce qui te pousse immédiatement à tout déballer : la gare, le centre commercial, l'oasis de bien-être, le foyer des marins et Internet et que tu ne comprends pas ce que tu peux faire de tout cela, ce que c'est que ce sujet, ni finalement qui t'a envoyée. Il se met à rire et à un moment donné tu te mets à rire avec lui. Il explique qu'il ne saurait pas non plus quoi faire de plus que de laisser l'espace ouvert, tu te demandes un instant si tu dois mettre sur le tapis le T-shirt, les draps, l'ex-femme avec le sofa, les rondeurs de tes fesses et que tu avais toujours bien aimé te sentir intégrée. Tu ne sais pas ce qui passe ou non par la tête d'un homme de Dieu, tu n'as encore jamais parlé avec l'un deux, jusqu'à quel point est-il homme, assez pour noter que tu avais retenu ton souffle au moment de lui serrer la main, la main de ton interlocuteur ?

Dagrun Hintze (Foto ORF/Johannes Puch)

Au lieu de cela, tu demandes si à tout hasard il s'y connaissait en divinités hindoues, il te faut trouver une explication à l'ornement flamboyant mi-oiseau, mi-homme, et il dit que oui, que c'était un symbole de Vishnu, celui qui voit tout, et qu'il ne voulait certainement pas de sucreries. Tu veux encore savoir d'où le pasteur de l'aéroport tient tout cela et tu es reconnaissante de tenir un nouveau sujet, et il parle de l'Asie après le tsunami, deux semaines d'intervention comme directeur de conscience, directeur de conscience, puis il raconte que les gens continuent de mourir là-haut, à bord de l'avion, par bonheur ce n'est jamais arrivé quand tu étais en avion, du moins tu ne l'as pas remarqué, il est bipé alors comme un médecin dans un service d'urgences, pour direction de conscience. Tu lui demandes de te dire quelque chose sur ce qui arrive quand on meurt, ce qu'il croit, comment on doit le supporter, si de notre vivant on y arrive à peine, demeurer quelque part, appartenir durablement à quelque chose et après cela rien que la perspective de l'obscurité, du froid et des vers. Deux enterrements l'année dernière et une syncope à chaque fois, pourtant ceux qui étaient dans les cercueils ne t'étaient même pas proches, mais tu ne trouvas rien à quoi te rattraper, étrange à vrai dire, tu t'y attendais, le sol s'est ouvert sous tes pieds et pour cette raison plus rien ne comptait plus, ni profession, ni carte, ni la beauté, ni l'amour, aussi éphémère qu'ils soient, là-dessous les vers attendent pour dévorer la suffisance humaine et la tienne avec, c'est tout, jamais rien que ça, et tu pleurais tellement que cela en était gênant, que tu t'es demandée si tu ne devais pas te rendre aux urgences et te faire prescrire du valium.

Tu ne sais plus depuis combien de temps tu parles, le pasteur de l'aéroport écoute toujours, quelque chose dans son regard qui t'est étranger, que ni la femme de la gare centrale ni quiconque n'avait dans le regard quand il te regardait, cela a quelque chose à voir avec de la chaleur au sens le plus large du terme. Tu tombes en plein kitsch, dans le pire cliché dont tu ne souhaites jamais qu'il se vérifie, et quand tu cesses de parler, il s'éclaircit la gorge. Il dit qu'il avait souvent affaire à des gens qui avaient peur de voyager en avion, alors que c'est pourtant la seule réaction qui convienne, quelle folie de se déplacer des milliers de mètres au-dessus de zéro, entouré de tôle et avec un moteur qui peut tomber en panne, aux commandes un homme faillible que l'on ne connaît même pas, on devrait plutôt se demander ce que devaient refouler ceux qui n'avaient pas peur, à quel point ils devaient être malades ? Et comment réagir autrement face à la mort qu'avec effroi, des larmes intarissables et une envie de valium, à quel point fallait-il être malade pour se tenir calmement près des tombes ouvertes ?

Tu peux difficilement juger si cela aide un patient ayant peur de voyager en avion d'entendre ce genre de discours, mais toi tu as l'impression que de lourds animaux se sont soulevés de tes épaules et un moment durant tu t'imagines dans la maison d'un pasteur évangéliste, cinq enfants autour de la table et tous avec les joues rouges, une porte généreusement ouverte, il y a toujours de la soupe sur le feu, et tu trouves de bonnes paroles pour chacun. Tu entends le réveil sonner le dimanche matin, les cinq enfants propres comme des sous neufs, vous vous rendez à l'église, vous récitez ensemble le Notre Père sans avoir le salut au soleil pour alternative et ton mari prononce l'homélie. Ou un voyage en jeep à travers l'un des déserts, là où vivent les miséreux, tu es assise au volant, tu portes une robe usée, une croix autour du cou et tu roules vers l'école chrétienne, vers la clinique, la fontaine, le pasteur à tes côtés.

Tu ne peux pas ignorer la bague qu'il porte au doigt. Elle contredit comme la croix au revers l'affirmation selon laquelle il aurait du mal avec les confidences. Comment quelqu'un comme lui a-t-il bien pu rentrer ici en fait, comment cette église l'a-t-elle laissé entrer, quelqu'un qui ne peut rien faire de plus que de laisser l'espace ouvert ? Les concepts de dehors et dedans n'ont fait que nuire, prétend-il, voilà comment voir l'évangile sereinement, Jésus qui expliquait le dehors comme un dedans, a finalement été crucifié pour cela. Puis il revient à ta demande de départ et trouve que la terre retournera à la terre est consolateur. Tu fais une grimace d'horreur, pour un lapin peut-être, mais mesuré à toute l'énergie demandée pour exister en tant qu'être humain, la terre au début et à la fin c'est vraiment bien peu de chose. On dirait que cela vous blesse, dit-il une fois de plus sans broncher. L'espace d'un instant, tu ne sais plus quoi dire, puis tu lui donnes raison en riant. Au beau milieu de cette église d'aéroport, entre ciel et terre, tu ris sans retenue, au-dessus de l'autel un crucifix en métal, sans corps, des psaumes tout autour, il faudra que tu les lises plus tard et peut-être y a-t-il autre chose, peut-être pas un hasard mais le contraire de tous tes Waterloos : le Q10 est la faute de Bouddha. Le jeune prince, profondément blessé par la pauvreté, la vieillesse, la maladie, la mort déclara bientôt que le monde n'était qu'un leurre. Tandis que tu ris encore, tu sens des larmes s'accumuler, ta baignoire serait en ce moment le seul endroit sûr, mais ce n'est jamais que ton job, ta recherche.

A présent, le pasteur t'invite à jeter un œil dans la mosquée d'à côté. Vous ouvrez la porte, un affreux tapis et des sandales, une alcôve vert menthe, chargée de fioritures, tournée vers la Mecque et des paires d'yeux pleins de reproche. Tu n'as rien à faire ici, nous sommes protégés par un musulman, il n'a rien à faire ici, et vous refermez ensemble la porte. De retour dans l'église, tu feuillettes au hasard le livre d'or, seulement pour te ressaisir, tu te rends compte que des gens écrivent à Dieu, sans détour, ils ont l'air sûrs que Dieu lit cela aussi, ils remercient pour le recueillement et la méditation, pour la bénédiction et la consolation. Tu n'as encore jamais remercié pour des choses pareilles, et ça ne doit pas changer non plus à l'avenir, au lieu de cela tu écris ton numéro de portable et ton adresse-mail. Tu sens bien que cela ne suffit pas et tu demandes un autre stylo au pasteur de l'aéroport, rouge écarlate, tu connais précisément la formulation qui t'avait presque convertie autrefois. L'alliance et la croix ne t'importent plus depuis longtemps, qui pourrait demander une telle profession de foi, tu écris : Je vous en conjure, filles de Jérusalem, par les gazelles, par les biches des champs, n'éveillez pas, ne réveillez pas mon amour, avant l'heure de son bon plaisir.


Traduit par Emmanuelle Séjourné

 

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