Thomas Ballhausen

Né en 1975 à Vienne, vit à Vienne.  Auteur et spécialiste en sciences culturelles. Études de littérature comparée et de philologie allemande à l'Université de Vienne.

 

Téléchargement du texte:

Word-Format (*.doc)
PDF-Format (*.pdf)

 

Informations sur l'auteur
Portrait video

 

TDDl 2010TDDl 2010

 

Thomas Ballhausen

Cave canem

Traduit de l’allemand par Brigitte Dechin

 

Certains jours, même en moi, il n’y a plus rien à déchiffrer. Je ne cesse de ressasser cette phrase dans ma tête au moment où, me trouvant sur une des terrasses d’un poste d’observation, je regarde la forêt de maisons qui s’étend en dessous de moi. Certains jours. L’effervescence, qui règne cent mètres en contrebas, se déploie sur plusieurs kilomètres de part et d’autre de ce haut ouvrage jalonné à intervalles réguliers de plusieurs tours, vestige d’un rempart monumental. Les villes, qui se sont élevées au pied de cet édifice, se sont fondues les unes aux autres pour former par delà les siècles une unique métropole, une ville frontalière située aux confins d’un empire qui pâtit du poids des ans et gémit comme une vieille femme malade. Même en moi. En cette journée d’hiver, l’air est froid et limpide. On peut voir jusqu’à l’ancienne frontière facilement reconnaissable au cours du fleuve qu’elle longe et jusqu’aux postes abandonnés par l’armée que l’on distingue déjà moins bien. Des abris militaires à l’efficacité discutable, où stationnaient les troupes armées chargées d’assurer notre sécurité ici durant la dernière guerre civile chez nos voisins, ne subsistent que des ruines de béton dont personne, pour les raisons les plus diverses, ne veut s’approcher. Il ne reste que des fers rouillés que le dernier conflit, comme tous les précédents, a laissés sur place, ainsi qu’une multitude d’histoires inachevées ayant trait au destin et à ses cruels tournants. Pareilles à de muettes sentinelles, les tours, qui n’ont pu être démolies, rappellent la catastrophe surmontée ou ignorée, qui s’est déroulée dans les parages immédiats. Leurs ombres semblent répandre une sorte de modeste réconfort et de silence réservé. Personne, si tant est que je puisse le dire, n’a remis en cause leur présence. Elles représentaient l’unité des générations passées à qui l’on avait bel et bien rien pu refuser depuis la réalisation de ce projet, comme s’ils parlaient, alors qu’ils ne faisaient pas et que nous ne le faisons pas, une langue unique, incomparable et donc si parfaite, qu’elle ne pourrait jamais sombrer dans l’oubli. Personne, si tant est que je puis m’exprimer ainsi, ne s’est inquiété de la disparition du rêve. Plus rien à déchiffrer. Ce que je recherchais, c’était les fragments ignorés, les articulations et les souvenirs de sensations éprouvées dans l’une ou l’autre de ces tours, le souvenir des idées que je m’étais faites lorsque, jeune, j’avais imaginé qu’elles devaient avoir conservé de leur ancienne raison d’être une trace pareille à la crasse logée dans les interstices des gros moellons. Les tentatives infructueuses s’étaient succédées, et je ne parvenais pas à écrire le texte que je souhaitais, celui qui exploserait comme une bombe et déverserait une grêle de lumière. D’entrée de jeu, incapable de compromis et prisonnier de mon pressentiment, j’ai d’abord gribouillé laborieusement un premier manuscrit concernant ces tours et cette terre étrangère aujourd’hui aussi accueillante que parfaitement visible, dans laquelle je ne m’étais jamais jusqu’à présent rendu en raison de ma peur et de mon manque d’initiative. Pétri du sentiment d’avoir en quelque sorte longtemps hiberné et fort de la certitude de ne récolter pour mes thèses que des sourires, du mépris, et sans doute aussi de la haine, j’avais posté une grosse liasse de feuillets et fait ma valise, avant de rediriger mes pas, fidèle à l’habitude contractée durant ces années passées, vers la tour la plus proche.

 

Étant donné leur âge et leur manque de réparations, qui n’ont pu être effectuées en raison de l’absence de projets et de l’impossibilité de leur réalisation, les tours sont entrées dans un processus de disparition et de dégradation insidieuse. Les dieux encore fortement enracinés dans la croyance populaire les ont abandonnées. Ils se sont tout bonnement choisi une autre terre d’accueil, mais leurs ombres sont restées. Il n’y a plus, et c’est ce que l’on déplore encore toujours ici, de puissants à épouser, de guerres à mener. Une histoire à crédit se poursuit à nos dépens, et ce, uniquement à cause des journaux. Il s’agit toujours et encore d’un monde qui a oublié d’enterrer ses mythes et ses amours, ils croupissent encore sous les yeux de tous. Le regard reste rivé sur soi-même. De celui qui habite trois tours plus loin, nous ne savons rien. Je ne fais pas même exception, et néanmoins je considère presque déjà comme réconfortant d’avoir conçu ici, au sein de cette folie et au milieu de ces choses à peine descriptibles, plus d’une idée lucide. Les dimensions circonscrites de la tradition se reflètent dans un monde auquel je me suis heurté. Tandis que le soir tombe lentement et que la séduisante inconnue au loin s’efface, remonte en moi la douleur insoutenable que provoque cet état transitoire. Tout, mais peut-être suis-je le seul en fait dans ce cas, est tendu à l’extrême. Suis-je en train d’évoluer dans ce présent obscurci, qui semble exclusivement orienté sur la maîtrise des choses, et que je parviens à peine à interpréter, au milieu des vivants ou déjà parmi les morts ? Les lumières de la ville s’allument l’une après l’autre. Une première fusée, signe annonciateur du passage à l’an nouveau, s’élève dans le ciel, explose et retombe en une pluie éphémère d’étincelles d’un vert scintillant. Le firmament s’illumine alors le temps d’un éclat fugace. Je n’ai pas envie de fêter l’évènement, pourtant mon ami Publius m’attend déjà certainement devant chez moi pour m’emmener à l’une de ces nombreuses soirées organisées à cette occasion.

Publius, qui a toujours bien aimé se présenter comme mon ancien Moi, attend effectivement devant l’entrée à l’instant même où je m’engage dans ma rue. Il est déjà déguisé de manière assez peu convaincante – son corps vieux et décharné fagoté comme un sac dans un uniforme de général et, à peine m’a-t-il vu, qu’il me tend, sans me saluer, un loup noir qui dissimulera la partie supérieure de mon visage durant tout le reste de la soirée. Il connaît mon aversion pour ces déguisements de rigueur, pourtant, au lieu de me laisser tranquille, il tente à plusieurs reprises de me convertir aux joies de l’illusion. Il me serre chaleureusement et fermement dans ses bras, je l’invite à entrer. Publius, voilà bien un nom dont l’originalité n’a d’égale que la vie que mène sans jamais se laisser décourager cet auteur d’abord méconnu puis ensuite réhabilité, qui se définit lui-même comme un saint corrompu. Il garde en mémoire les évènements tout en les oubliant, et c’est en cela que réside sa force. Ce qui explique en partie que toutes sortes de rumeur circulent sur son compte, mais qu’aucune ne corresponde en fait à ce qu’il est vraiment. Sans ses encouragements j’aurais abandonné depuis longtemps mes recherches, j’aurais fui dans la capitale et pris une chaire d’enseignant, ou pire encore.  Sans lui, et j’en ai de plus en plus conscience, à chaque fois que je le vois, j’aurais été perdu, j’aurais simplement disparu, je me serais éclipsé comme un personnage secondaire d’une action principale larvée qui ne se développe que lorsque tout est déjà terminé. Sa protestation d’impatience dans l’entrée me rappelle que nous devons nous presser, et je reste, debout, toujours indécis, devant ma grande armoire qui ne m’offre pas une grande diversité de choix. Du gris et du noir, ce sont les couleurs du siècle, ainsi que celles de celui à venir. Pour faire preuve d’au moins un minimum de bonne volonté, j’enfile un manteau trop grand avec un col de fourrure, un héritage de mon grand-père, dont je ne me suis pas débarrassé. Un coup d’œil dans le grand miroir accroché au mur à côté de l’armoire me renvoie l’image d’une silhouette frêle disparaissant dans un vêtement sombre, passé de mode, et de ce fait, presque déjà à nouveau à la mode. Publius, apparemment aujourd’hui encore plus fatigué et épuisé qu’il ne l’est habituellement, approuve d’un signe de tête, oui, ça va, c’est parfait. Certains jours.    

 

Mon éditeur, tout comme Publius, un des derniers représentants d’une époque maudite, est au bar dans un déguisement de satyre relativement crédible ; il se balance discrètement au rythme de la musique bruyante. Ses cheveux qui s’éclaircissent, sont soigneusement tirés en arrière, sans doute pour cacher son crâne dégarni par endroits. Il sourit en me voyant arriver, et lève son verre à ma santé. À son regard, je devine qu’il est déjà au courant de l’achèvement de ce livre que je lui avais promis depuis si longtemps et que le paquet doit lui être déjà parvenu, avec son lot de soulagement et de tristesse. Je secoue sa main et, à défaut de me saluer en retour, il se lance, en dépit de la musique et des nombreux convives, dans un discours déjà tenu dans de multiples occasions, décrétant que les histoires finiront par remplacer l’ordre ancien, entraînant à leurs suites une amélioration et une fichue pagaïe. Qu’il faut nous attendre à une accélération du mouvement et à un essor. Je l’ai déjà entendu très souvent tenir ces propos qu’il adressait parfois à mon intention, parfois à public lors d’une manifestation, ou encore à une jeune femme qu’il cherchait à impressionner. Je n’ai rien à lui reprocher, mais je ne veux pas écouter de nouveau ces litanies rebattues, je lui serre donc rapidement la main et l’abandonne à sa boisson. Ce mélange de musique et d’agitation déclenche en moi une sorte d’agacement, et de désorientation. Ils sont tous si préoccupés de leur seule et unique personne que je peux les observer sans scrupules et me rendre compte que les arrondissements, que j’ai fréquentés, se retrouvent dans cet enfer présent, cette géhenne dont la réalité dépasse notre imagination. J’aperçois Publius de l’autre côté de la piste de danse discutant avec des gens qui viennent de l’autre côté de la frontière ; même dans leurs déguisements savamment choisis, on peut, paraît-il, les identifier facilement. Il me fait signe d’approcher ; tenant mon verre en hauteur, je me faufile entre les danseurs. Il me présente trois écrivains, travestis en chevalier, qu’il a connus en exil, puis une jeune femme, costumée en cartomancienne aveugle, qui est arrivée à cette soirée avec les autres. Il se moque de nos noms et de leurs significations littéraires, du mien en particulier, qu’il trouve encore plus amusant et original que le sien, et qui lui fournit matière à un flot ininterrompu de jeux de mots. Elle me demande mon nom, comme si elle ne le venait pas de l’entendre, et sourit en entendant ma réponse. Son accent et ses cheveux noirs de jais révèlent qu’elle est étrangère. Ses mouvements sont précis et rapides. Je ne cesse de me demander durant tout ce temps et ce, pas uniquement à cause de ses lunettes noires, si elle est vraiment déguisée. Même en moi. Publius s’éloigne d’un pas chancelant avec un des auteurs, les deux autres sont plongés dans une grande conversation. Il y a presque trop de bruit ici, pour que la gêne d’un silence puisse être perçue, enfin presque trop.

 

Une petite table à proximité se libère. Nous nous y installons. Elle m’observe longuement sans prononcer un mot, et me demande à brûle-pourpoint mon avis sur l’avenir. Je suis un instant tenté de lui donner une réponse sérieuse, quelque chose sur l’impossibilité de faire des pronostics précis et sur le gouffre qui menace de nous engloutir. Au lieu de cela, je m’en tire avec une plaisanterie, en prétendant que je crois qu’on surestime l’avenir. Elle sourit doucement avec indulgence comme on sourit à un enfant qui s’entête à vouloir se comporter comme un adulte pour justifier une prise de position malvenue. D’un geste souple, elle tire de sa poche un jeu de cartes qu’elle bat et m’explique le sens du jeu tandis que les vieilles cartes abîmées glissent dans ses mains. Le Tarot, dit-elle pour commencer, est une forme de travestissement, de jeu, de vie. Les cartes claquent l’une contre l’autre en faisant un bruit de castagnettes. Il existe une multitude de théories, parmi lesquelles aucune n’a été démontrée, poursuit-elle, qui portent toutes néanmoins à croire à ce que disent les cartes, dans la mesure où il s’en dégage finalement une sorte de vérité. Elle étale trois cartes à l’envers sur la table, et pose le talon à côté, puis elle saisit ma main droite. Son geste est ferme sans être désagréable. Il ne s’agit jamais de cartes isolées, dit-elle, mais beaucoup plus des relations sans cesse renouvelées qu’elles entretiennent entre elles, et des constellations qui en résultent. Un moment de concentration s’établit au milieu de la joyeuse cohue qui nous entoure comme si le bruit de la fête s’éloignait de notre table. Elle retourne la première carte, elle me demande sans regarder les cartes ce que je vois. Je réponds : il s’agit de la carte seize, de la Tour. Je vois un grand édifice sombre, des flammes, des éclairs et des livres. Elle hoche la tête, bien, et opine derechef, c’est le passé, mais des transformations radicales te concernant vont se produire. Il va y avoir un bouleversement dans ta vie. Il faut t’attendre à passer par des heures mouvementées. Elle retourne la seconde carte et me demande de la décrire. La neuf, l’Ermite, dis-je sans tricher. Sur la carte figure un homme avec un chapeau, flanqué d’une main noire et d’une main blanche, et un arbre à l’arrière-plan. Elle hoche la tête, sourit, se complaît manifestement dans son rôle de composition. Il s’agit du présent, de la description d’une quête, qui implique aussi distance et solitude. Elle pose rapidement sa main droite sur la carte. Peut-être est-ce aussi le temps de la maturité. Elle s’interrompt et retire sa main. Passons à la troisième carte, au regard sur l’avenir. Elle retourne la carte, il s’agit des amoureux, un couple peint en rouge feu, aux corps distincts, aux visages unis l’un à l’autre. J’hésite, et suivant une intuition subite, je me refuse à décrire cette carte. Alors ?, demande-t-elle. J’essaye de me souvenir d’autres figures de ce jeu auquel j’ai joué dans ma jeunesse et je réponds tout de go l’Étoile. Elle fronce les sourcils sans toutefois regarder les cartes. Elle ne bronche pas, puis elle se met à décrire la carte. Numéro dix-sept. Un buste de femme, une cruche d’eau, le calme après la tempête. Elle repose sa main sur la carte, d’un geste rituel. L’Étoile symbolise la lucidité, la sincérité des sentiments. Sauf si, et là elle ménage une pause oratoire, la carte est tirée à l’envers, alors sa signification s’inverse. Elle hoche à nouveau la tête, ramasse les cartes et glisse le jeu dans son manteau. C’est tout ?, demande-t-elle. À la faveur de la lumière électrique, elle projette une ombre pleine de mystères. Certains jours, même en moi, il n’y plus rien à déchiffrer, dis-je presque du tac au tac. Autant que je puisse en juger, elle ne se laisse pas impressionner par ma déclaration toute prête, qui me paraît, à peine l’ai-je prononcée, plus impolie et déplacée que je ne l’aurais souhaitée.

 

Au fil de la soirée, il y a de plus en plus de monde ; je vais même jusqu’à danser un peu ; le vin produit son effet, détend l’expression délibérément décontractée de mon visage lorsque, soudain, un des convives qui se trouve à l’autre bout de la pièce, sort une arme et tire plusieurs fois en l’air. Il est grand temps de partir, nous nous pressons vers l’extérieur sans nous occuper de ce qui se passe et, comme spontanément, elle me prend par la main qu’elle serre encore fermement lorsque nous nous fourrons dans un taxi à la suite de quelques personnes, dont Publius à la pâleur inquiétante et deux écrivains. Nous démarrons, le chauffeur ne se soucie pas de voir sa voiture aussi chargée. Ils sont tous encore volubiles, excités, ivres. Ce n’est que progressivement en s’éloignant de la discothèque que le calme revient ; les passagers s’enfoncent autant que faire se peut dans leurs sièges. Elle indique au chauffeur une adresse dans un des arrondissements périphériques de la ville, et nous traversons un quartier autrefois élégant mais aujourd’hui à l’abandon.

 

La voiture s’arrête, je ne saurais dire exactement où, nous sortons en titubant dans la nuit. Nous nous trouvons devant une villa à l’abandon qui, comme cela s’avère par la suite, est encore en partie meublée. On a l’impression que les meubles emportés ont été choisis au hasard et que le reste du mobilier a été simplement abandonné là. Des bougies, réparties dans les pièces, éclairent le décor, ici il y a encore beaucoup plus de monde, ici aussi on fait la fête. Je me retrouve avec quelques autres dans un petit salon meublé de grands canapés confortables, avec de part et d’autre des murs tapissés sur toute la hauteur de bibliothèques vides. Elle me précède, elle a gardé ses lunettes bien que la pièce soit plongée dans la pénombre. Elle se meut à travers l’espace avec l’assurance qui lui est propre et qui m’agace encore, sort une petite boîte de sa poche dans laquelle elle prend une petite boule fibreuse et du papier qui ressemble pour moi à un morceau de papier arraché dans un livre. Puis elle fait passer la boîte et commence à réciter un poème à haute voix : Te souvient-il de ces gares abandonnées, nous traversions des villes qui toute la journée tournaient sur elles-mêmes. D’autres personnes joignent leurs voix murmurantes à la sienne, comme s’il s’agissait d’un rituel, des prémices usuelles et indispensables à ce qui va suivre, et la nuit vous voyait, ô marins, ô femmes malheureuses, et vous mes compagnons, vomissant le soleil des jours, un mythe que l’on raconte toujours et encore afin de le préserver de la disparition, souvenez-vous de cela. Elle se roule un joint et me fait un petit signe pour m’attirer dans une autre pièce où se trouvent encore d’autres meubles. Nous nous installons dans le canapé, son odeur est encore indéfinissable, un mélange de bois et de miel. Elle me tend le joint allumé ; la fumée remplit mes poumons. Je ne suis pas habitué et, quelques bouffées suffisent à ce que j’ai le tournis, mais ce n’est pas désagréable. Nous tentons, assis l’un près de l’autre, de poursuivre notre conversation. Il n’y a aucune raison de mentir, nous discutons donc librement sans arrière-pensées. Elle me parle du village dans lequel elle est née, de cette petite ville à proximité de l’ancienne frontière, dans laquelle elle habite en ce moment, loin de sa famille, car elle voulait vivre à un endroit où l’on ne l’insulterait pas. Elle passe d’un sujet à l’autre, parle d’un Dieu dans lequel elle croit parce qu’il sait danser, d’épices et de la façon de bien s’habiller. Je parle de cette histoire sanglante à laquelle je suis attaché parce qu’elle est la seule que je crois connaître, de l’inquiétude justifiée de mon esprit comme si je détenais en moi un savoir encore inexploré de l’inconnu. Nous parlons de la vie telle qu’elle est et telle que nous aurions aimé qu’elle soit, des valeurs et du poids des souffrances, de la faute de nos aînés et de la responsabilité des plus jeunes. Notre conversation conserve toute sa légèreté jusqu’à ce que nous ayons apparemment atteint le moment où tout a été dit. Elle me prend la main, je la laisse faire : c’est une scène qui se déroule comme si je l’avais lue et que ma mémoire l’avait plaquée sur le présent, pour le cacher au lieu de le vivre dans la réalité.  

 

Réfléchir ou se déshabiller, nous optons pour la deuxième possibilité ; nos bouches et nos mains précèdent nos pensées ; elle m’attire à elle avec une force surprenante et moi, porté par un sentiment d’intimité ivre, comme s’il n’en avait jamais été autrement ou comme s’il n’y avait jamais eu plus d’évidence que maintenant, je réponds à ses caresses. Elle se lève et m’entraîne plus loin, Viens, elle n’en dit pas plus et elle n’a pas besoin d’en dire plus. Nous nous précipitons dans la pièce attenante ; par manque d’assurance et de sérénité, je compte les pas que je fais ; il y a des sacs de couchage un peu partout éparpillés à même le sol et sur un vieux lit. J’enlève mon manteau ; elle retire mon masque, ma chemise ; j’arrache presque la manche droite de son haut. Nous ne sommes pas simplement empressés, nous sommes avides. Toute la retenue et tous les principes inculqués sont oubliés dès l’instant où nous tombons sur le lit en riant, emportés par une fougue tout à fait inhabituelle chez moi. Son corps est bronzé, plus rond que je ne l’aurais supposé tandis que j’ai l’impression de ressembler dans cette lumière tamisée qui filtre de l’autre pièce à un squelette de poisson blanchâtre que la mer vient de rejeter. Elle pose sa main sur mes yeux lorsque je glisse le long de son corps, étendu là, ouvert comme une lettre, qui a le goût du sel et du sucre, puis j’embrasse ses hanches jusqu’au moment où elle élève mon visage vers le sien, elle prend alors mes fesses et me presse contre elle. La première fois est empreinte de précipitation, nous nous comportons comme des êtres pourchassés, des fugitifs qui ne fuient plus, jusqu’à l’instant où elle se cabre subitement contre moi et me griffe. Puis elle s’assoie sur moi et elle pose de façon autoritaire ses mains fines sur ma poitrine ; la deuxième fois est plus calme, plus sereine, qu’importe que quelqu’un nous voie. Nous nous serrons l’un contre l’autre comme pour conjurer la fatigue. Pourtant encore enlacés, nous nous étendons l’un contre l’autre et nous nous endormons dans un fouillis de textiles.

 

Je suis réveillé par un courant d’air froid ; le vent a ouvert la fenêtre par laquelle rentre un peu de neige. Je me lève d’un bond pour la fermer ; ce n’est qu’ensuite que je prends conscience de ma nudité. Mes yeux tombent sur la vieille pendule adossée contre le mur comme une sentinelle muette. Les aiguilles se sont depuis longtemps immobilisées. Je me regarde dans le miroir de l’armoire, avisant cette apparition irréelle et inquiétante portant sur le cou et sur les épaules les stigmates des élans spontanés de la passion. Je me tourne vers le lit et, comme il fallait s’y attendre, il est vide. Elle est partie en laissant tout en haut de son sac de couchage une carte de tarot : Les amants. Je m’habille en toute hâte dans la clarté du premier matin de l’an, je cherche en vain mon masque et je sors discrètement. Les autres pièces sont presque vides, quelques personnes telles des cadavres échoués gisent de-ci de-là, certaines encore enlacées, d’autres éloignées les unes des autres comme des étrangers. Publius, comme je ne tarde pas à le remarquer, n’est pas parmi eux. En sortant, j’essaye de ne pas renverser les bouteilles ou les verres qui jonchent le sol. J’y parviens quasiment, je me glisse le moins maladroitement possible jusqu’à la porte. Le jardin entourant la maison est en friche, partiellement recouvert d’une fine couche de neige. Il y a une niche abandonnée un peu en retrait de la porte qui penche sur ses gonds. Un rayon de soleil tombe sur une vieille chaîne rouillée, mais à mon grand soulagement, il n’y a aucun chien de garde en vue dans les parages.

 

Depuis ma dernière visite de la tour, il ne s’est guère écoulé plus de dix-neuf heures. Et m’y voilà à nouveau. Je crains que la stabilité de la construction ne soit vraiment trompeuse, je me souviens de la première carte du jeu de tarot et je prends la carte des Amants qui se trouve au fond de ma poche. Que peut offrir un prétendant à l’autre, si ce n’est un chemin à suivre qui l’entraîne loin de l’étroitesse de son univers ? La pierre du parapet est froide ; je suis certain que si les tours devaient s’effondrer et disparaître un jour, elles ne cesseraient pas pour autant de projeter leur ombre sur nous. Toute chose détient une part de vérité, les questions doivent servir de leviers pour comprendre, c’est du moins ce qui me paraît aujourd’hui plus clairement qu’auparavant. J’ai laissé dans la maison vide de Publius une copie de mon manuscrit achevé, comme un enfant abandonné provisoirement, elle plongera peut-être son destinataire dans la stupeur. Je pense à elle et j’ai la sensation de vivre quelque chose de nouveau, plein de fraîcheur, plutôt que de flirter à nouveau avec les erreurs habituelles, quelque chose de nouveau et de mieux. Ma vue me semble moins brouillée, mais il se peut que je me trompe, il se peut aussi que ses pensées ne soient que de simples emprunts. Le destin, si une telle chose existe, ne s’en prend jamais à ceux qui y sont préparés. Mon regard se dirige, ignorant la ville en contrebas, vers le sud, dans la direction que je m’apprête à prendre, dans l’espoir qu’elle m’apportera expérience et renouveau. Ce n’est pas une course qu’on remporte grâce la vitesse, c’est peut-être un jour nouveau.