Peter Wawerzinek

Né en 1954 à Rostock, vit à Berlin. En 1978 il s'installe à Berlin-Est et fait des études d'art (avortées). Diverses professions (entre autres fossoyeur, charpentier). Dans les années 1980 artiste de performance et poète improvisateur.

 

Téléchargement du texte:

Word-Format (*.doc)
PDF-Format (*.pdf)

 

Informations sur l'auteur
Portrait vidéo

 

TDDl 2010TDDl 2010

 

Traduction d'après Peter Wawerzinek

Je te trouve /

Amourcorbeau

 

 Traduit de l’allemand par Gaëlle Guicheney

 

Je pensais que si je m’offrais en écrivant, j’échapperais au cercle vicieux du souvenir. En écrivant j'ai basculé dans la mémoire plus profondément que je n'en avais envie.

 

LA NEIGE EST LA PREMIÈRE CHOSE dont je me souviens. Le monde entier tout autour est enneigé, je n’ai rien qui me réjouisse, l’arbre délaissé se dresse dans le champ, depuis longtemps son feuillage est dispersé, le vent seul va par nuit calme et secoue l’arbre, sa cime remue doucement et il parle comme dans un rêve. Il neige à peine sur le sol. Par la suite les chutes de neige gagnent en puissance. C’est si souvent l’hiver dans ma tête. Il neige si fréquemment que j'en viens à penser que mes années de foyer n'ont été que neige, hiver et froid glacial. Je me vois emmitouflé. Gel et morve me collent au nez. Je suis l’éternel enfant de l’hiver parmi les enfants de l’hiver qui font leurs bonhommes de neige quotidiens. C’est le mois de novembre. Je suis assis dans une automobile spacieuse, une limousine noire. Je suis âgé de quatre ans et dans une grande automobile. La campagne que j’ai en souvenir est blanche comme neige. Le conducteur est une silhouette sombre. Le jour dont je me souviens comme étant le premier de ma vie est un jour où tombe de la neige. Un jour gris foncé, qui se lève rougeoyant au matin et s'annonce beau. Un jour qui s'assombrit, couvert de nuages, se terre derrière une couverture de nuages, refuse de se montrer sous un vrai jour, cède le terrain à la neige qui tourbillonne du haut de ce ciel gris comme la poussière secouée d'une vieille couverture. Comme le lapin dans sa course à travers champs qui ne peut échapper au hérisson, la neige me lance : Je suis déjà là. Ah, hiver amer, comme tu es froid, tu as effeuillé les vertes forêts, flétri les petites fleurs, les petites fleurs colorées ont pâli, le rossignol s'est envolé loin de nous, envolé, chanteratil encore jamais.

 

Au cours de la semaine dernière à Schwerin, LeaSophie

âgée de cinq ans est morte. Ses

parents l’avaient laissé mourir de faim. Une semaine avant sa mort, l'assistante sociale

n’avait pas tenu à voir l’enfant. Des plaintes sont déposées à l’encontre du service d'aide

sociale à l'enfance pour nonassistance.

 

JE ME TROUVE sur le chemin conduisant à un foyer d'accueil. Je n’ai aucune idée de l’endroit où l'on m'emmène, de ce qui m’attend à la fin du voyage. Je suis assis dans une limousine. L'aube règne. Le brouillard est sur la campagne. Dans le brouillard, la pierre des champs endormie devient transparente. Dans le brouillard, toutes les choses de la nature apparaissent comme enveloppées dans une écharpe de cristal. Dans le brouillard, ce qui est léger devient plus lourd que toute la masse qu'une planète peut envoyer sur la balance du monde. L’insignifiant doit d'abord être intimement vécu dans toute son incertitude nébuleuse.Ignorée par un jour comme les autres, la pierre des champs, haute et muette, endormie au bord du chemin, regarde pourtant de plus près, se détache, plus éveillée, hors du brouillard, gagne en dignité. Brume : le monde y repose encore, bois et prairies rêvent encore, bientôt, quand tomberont les voiles, tu retrouveras le ciel bleu ; le monde atténué, qu'exaltera l'automne, ruissellera d'or chaleureux. La vie est brouillard et le brouillard est vie. Lus à l'endroit comme à l'envers, puissent les deux mots Nebeleben, vie de brouillard, et Lebenebel, brouillard de vie, être sertis d'or sur ma tombe. Je sais que le brouillard qui m'entoure me veut du bien.

LE CHAMP EST ÉTALÉ comme une chemise de nuit. C’est comme si j’entendais l’appel d'un corbeau. Je vénère depuis les corbeaux. De ce premier jour dont je pris conscience, je conserve une indissociable estime pour les corbeaux et les traînées brumeuses. Je parle de brouillard et de corbeaux lorsqu’il est question de légèreté ou de pesanteur, de disparition des choses dans le brouillard. L'étrange est en même temps libéré de son secret intérieur dans le brouillard, plus rien n'est banal. Le plus beau pour moi dans le brouillard, c’est lorsque s'écrient des corbeaux que l’on ne peut pas voir et qui n'appellent jamais personne dans le brouillard. J'ai vu des corbeauxbrume.

Jusqu’à la fin de ma vie donc, les corbeauxbrume devront rester les oiseaux de mon destin. Les corbeauxbrume m’accompagnent à travers la vie. Je suis fécondé dans le brouillard, conçu par le brouillard. Les traînées brumeuses sont la bulle féconde dans laquelle je suis devenu. Dans le brouillard je sais le père à l'abri, celui dont personne ne sait rien. Dans le brouillard je sais la mère allongée, celle qui a oublié qui je suis – non pas le nourrisson pressuré hors de la matrice : je suis né du brouillard en rampant.

Au mois de mars de cette année, à Bromskirchen en Hesse, on a appris la mort par inanition de Jacqueline, quatorze mois. La fillette pesait six kilos, soit deux fois moins qu'un enfant de son âge. Depuis des mois l'enfant n'avait pas vu un seul médecin.

L'AUTOMNE EST ENTAMÉ. Septembre. Octobre. Novembre. Ce peut être janvier, février, juin, juillet, août. C'est uniquement dans le souvenir qu'il neige d'une douceur si maternelle.

Nous inscrivons l'année 1954. Je suis né. La guerre est passée depuis neuf ans. La guerre n'est jamais passée, dit la raison. Le gros des décombres a été déblayé. Derrière le village, derrière la ville, derrière les métropoles, là où des fossés ont pu être creusés, les décombres y ont été amoncelés. Des montagnes qui font partie du paysage. Comme toutes les guerres qui sont menées de par le monde, sans discontinuer depuis j'ai basculé dans ce monde. Pacte de Varsovie. Nationale Volksarmee. Ventre de ma mère, divisé en unités ; moi, encaserné à l'intérieur. Souhait professionnel : agent de la police populaire. Dans le ventre de l'Union soviétique qui accorde de généreux droits de souveraineté à ma mère. Abandonné par la mere en partance pour l'Ouest, placé en foyer d'accueil, à l'heure du vingtième congrès du Parti Communiste de l'Union Soviétique. La voiture s'appelle Tchaïka, comme « mouette ». Quatre portes ou cinq. Je ne saurais plus dire. Une puissance de quelque deux cents chevaux sous le capot, clame fièrement le conducteur. Vitesse maximale cent soixante kilomètres/heure, il l'a fait monter à fond sur une piste d'atterrissage. Une de ces sensations, dit le chauffeur en faisant claquer un bisou qu'il s'adresse dans le rétroviseur. Ce qu'il adorerait, ce serait encore de me conduire à travers tout le pays, de me faire décoller, monter, d'aller chahuter le repos de tous les sommets, de montrer aux corbeaux qui commande, en leur claironnant la marche des aviateurs : Droit comme un I je monte au ciel, m'envole d'un trait vers le soleil, tout en bas des ribambelles, je siffle à toutes

ces merveilles. Hip, hip, hip, hourra.

Question : estil bien vrai que l'ouvrier stakhanoviste Ivan Ivanovitch Ivanov a gagné une

automobile Mouette classe luxe lors de l'exposition pansoviétique à Moscou ? Réponse :

théoriquement oui, toutefois il ne s'agissait pas de l'ouvrier stakhanoviste Ivan Ivanovitch

Ivanov, mais de l'alcoolique Piotr Piotrovitch Petrushkine, et il n'a pas gagné une automobile Mouette classe luxe, mais volé un vélo.

La neige tombe en fouettant les vitres. La neige de novembre, la neige de novembre, jubile l'enfant qui, arrivé à la quatrième année de sa vie, ne parle jamais, semble replié sur luimême et comprend tout, reçoit chaque mot, et sait également que la neige curieuse a tout entendu, qu'à présent elle voir l'enfant enfermé dans son mutisme, l'orphelin de père et de mère, et le saluer chaleureusement.

Il neige à l'intérieur de la limousine de mon enfance. La neige tombe dedans et dehors. Ma vie ne connaît d'autre saison que l'hiver. Tout au long de l'année régnaient l'avanthiver, l'hiver, l'aprèshiver.

Les années s'alignent comme des bonhommes de neige qui n'ont rien sur le dos à part des pots percés sur leur tête et des navets en guise de nez au milieu de la figure. Et le brouillard est là, éternellement autour de moi. Des années neige de brume. Les journées de brouillard enneigé me font prendre forme. Je m'appuie sur des chimères. On ne m'a pas ouvert la porte d'une limousine avec chauffeur. Nombreuses sont les portes restées fermées au nouvel arrivant, interdites à l'enfant. Je me vois en train d'être pris par la main, une vue de dos ; des pièces sans éclat. Un quotidien et un rythme. Rassembler et serrer des mains. En marche, au pas, debout, entrer surlechamp, demitour gauche, demitour droite, trois pas en avant, deux sur le côté, desserrer les mains, rester derrière la chaise en tenant le dossier des deux mains, arrêter de parler, ne pas sourire, aller s'asseoir tranquillement, ne pas courir, prendre place sur sa chaise, conserver le regard droit, regarder son assiette, utiliser d'abord la cuillère et commencer à manger quand on le dit. Manger bien gentiment tout ce qui se trouve dans l'assiette. Rester assis jusqu'à ce que le dernier ait fini de manger. Dire merci. Apparaître, disparaître, aller dans la chambre, finir de faire le lit, s'endormir sur commande, aller aux toilettes au réveil. Ne pas tous arriver en même temps au lavabo. Retourner à la chambre et se coiffer. Se tenir dans le couloir dans trois minutes.

Afin de savoir ce qui s'est passé avec moi, je franchis des barrières hermétiques pour me rendre dans des structures dont je suis certain, pour m'assurer de mes souvenirs, obtenir des preuves, dans les pièces interdites où il n'y a pas de traces d'or à déceler et où manqué l'affection, là où il n'y a pas d'affection et pas non plus d'espace libre, des décennies Durant jusqu'à aujourd'hui. Tu restes au seuil du souvenir, devant des portes verrouillées, à l'entrée de l'impossible, parce que traintrain et règlement ont résumé ton quotidien. Tu as fonctionné, accompli des travaux de bricolage en groupe durant les loisirs impartis, pendant tout ce temps ton foyer était une enveloppe au lisse cachet de cire. Pendant tout ce temps tu n'avais pas envie d'être aux arrêts. Se souvenir du temps signifie aller s'égarer sur des trottoirs pavés de mutisme, surmonter les années d'isolation, franchir enfin, en écrivant, les seuils jamais franchis, ouvrir les portes, les placards et les issues pour entrer dans la véritable identité. Entre dans la cathédrale, par le somptueux portail, entre, dans tous les jours déments, entre, dans tes chaussures poussiéreuses, oh entre, te reposer quelques minutes, entre dans la cathédrale, petit être, entre, ici le silence t'entoure, chaque pupille s'élargit, devient immense et rayonne aux couleurs de la fenêtre. Chaque poitrail s'élargit, ici respire en grand, en grand respire ici. Et un choeur chante : les hommes ont édifié le foyer, pour enseigner au pas à marcher, honorer la grandeur des hommes. Celestine ne supporte que difficilement les marchés d'artisanat. Il y a quelques mois, alors que la Berlinoise âgée de douze ans se trouvait dans un atelier, elle a aperçu sur l'une des longues étagères un rouleau de ruban adhésif argenté – et dut quitter aussitôt le bâtiment. Le ruban adhésif lui rappela le martyre auquel elle a autrefois survécu de justesse. Parce qu'elle était trop bruyante, ses parents, pendant des semaines, peutêtre davantage, lui avaient collé la bouche avec un ruban de ce genre. Seul un petit trou lui permettait de respirer.

LA RAISON CONDAMNE, en tant que produit de mon imagination, l'image de mon souvenir qui me représente assis dans une grande voiture de luxe avec chauffeur. Treize ans après la Seconde Guerre mondiale, ce n'est pas avec une luxueuse dignité qu'on conduit un petit protégé de quatre ans d'un foyer d'accueil à un autre. Mais moi je ne veux pas me sortir l'idée imaginaire de la tête. Je ne veux pas avoir été l'orphelin silencieux qu'on a amené au foyer sur une moto pétaradante, agrippé derrière cet homme au manteau de cuir. Je n'ai pas été transbahuté en moto. Je suis en limousine. Je suis un orphelin. La moto est remplacée par la limousine. Le souvenir peint pardessus. Buté, je résiste à la raison. Buté, je tiens à ma limousinecabriolet avec ses six ou treize portières, disons sous une capote automatique qui s'ouvre et se ferme à volonté, même si dans le contexte de la Mouette fabriquée en Union Soviétique, on ne connaît guère les toits ouvrants. Quand l'envie m'en prend, je me tiens debout sur la banquette arrière. Quand je le veux, j’ouvre le toit ou bien je le referme, que la chère neige me rencontre et floconne, que nous puissions nous amuser ensemble à l'arrière.

Avec mes souvenirs j'avance en faisant front à toute forme de raison intérieure. L'illusion aide le garçon de quatre ans que je suis à entamer son voyagesouvenir, contre toute raison, à l'intérieur de la limousine imaginaire. Je n'ai pas envie d'avoir été embarqué dans un fourgon, dans une ambulance ou une remorque à bestiaux, ni transporté par un banal autobus jusqu'au foyer d'accueil.

SI JE DOIS À LA MÈRE BIOLOGIQUE quelque chose, alors ce sera ma faculté intime de ressentir la neige, que j'aimerais appeler ma sensibilité neigeuse. C'est l'histoire d'une mere qui avait quatre enfants, Printemps, Eté, Automne et Hiver, le printemps apportait les fleurs, l'été le trèfle, l'automne le raisin, l'hiver la neige. Je suis assis et regarde vers le jardin de mon premier foyer d'accueil, où la neige tombe des nuages depuis des jours, où de la neige repose sur de la neige et l'on peut observer de petits oiseaux qui ne trouvent pas de nourriture dans la neige, picorent des graines de tournesol dans le pot de saindoux. Du saindoux que j'ai mis de côté sous l'oeil vigilant de la cuisinière répondant au nom de Madame Fleur, et mis ensuite dans le pot de fleurs, avec des petites graines. Je suis assis à mon bureau et mon rêve de limousine vole en éclats sur le travail d'écriture, comme tous les beaux rêves qui sont voués à éclater, parce que l'existence plus belle encore de la vérité les reporte à plus tard, et ce tout autour du globe, quelles que soient la fréquence et la fermeté avec lesquelles les hommes, dans leur désespoir, les nourrissent. J'arrive. Livré comme une marchandise, je suis conduit devant le foyer d'accueil qui me fait l'effet d'une scène. Quel que soit le côté duquel je me replace dans mes premières années, la neige tombe et les tuiles de l'établissement sont rouge sang.

LE RIDEAU S'OUVRE sur la petite scène où il commence à neiger. Rouge sang est la scène enveloppée d'étoffe scintillante. Comme si je regardais à l'intérieur du ventre maternel ouvert, dans l'antre de la mère. L'homme au manteau de cuir coupe le moteur. J'entends le son du véhicule résonner derrière la scène. Au fil des décennies, le bruit de la moto s'est progressivement transformé en celui d'une limousine. Un escalier en pierre à trois marches, sur lequel se tiennent trois femmes en blanc, est poussé jusque devant la façade de l'établissement par de robustes machinistes. L'homme au manteau de cuir et à la stature imposante, emmitouflé jusqu'aux joues dans un cuir lourd, fait son entrée et tire derrière lui ce petit garçon qui a quatre ans et que je suis. Je suis amené par l'homme au manteau de cuir jusque devant le foyer où, seulement trentetrois ans plus tard, quelques mois à peine après la chute du Mur de Berlin, je me trouve de nouveau, avec la même curiosité et tout aussi décontenancé. Je marche, la main dans celle de l'homme au manteau de cuir qui est une montagne dont je ne vois pas la tête au sommet, même en faisant des efforts à me tordre le cou. Il me tire, me traîne dans la rosée, n'appuie pas même sur la sonnette. On lui ouvre la porte avant que nous arrivions aux marches.

L'homme au manteau de cuir salue les femmes d'un bonjour. Je ne veux pas avoir à voir. Je me cache vite derrière l'homme au manteau de cuir qui sort un étui de sa poche contenant du tabac et du papier, avec lesquels il se roule soigneusement une cigarette. Blanche comme neige est sa couleur dans les mains de l'homme au manteau de cuir. Blanche comme neige elle brûle entre ses doigts, lorsqu'il gesticule avec son bras. Tout cela je le vois et ne le vois pas, bien que je ne voie presque rien de tout cela. Mars, le mois de saint Joseph, dit l'homme en recrachant la fumée avec ses paroles. De la fumée qui s'élève dans un courant turbulent et tournoie audessus de l'homme sans tête, oscille audessus des épaules et disparaît dans la brume du jour. A la SaintGrégoire, l'hirondelle survole les mers et rentre au port. A la SainteBénédicte, elle cherche une maison et y fait son nid. A la SaintBarthélémy, elle est déjà repartie. Des vieux dictons paysans, dit l'homme qui fume, qui dit aussi qu'il faut sortir de la maison le dixneuf du mois pour regarder le ciel. S'il est dégagé, il le restera toute l'année. La femme corpulente acquiesce : Si vous le dites. Vous ne vous êtes encore jamais trompé. L'homme fume et parle et fume. La cigarette n'en finit pas de se consumer à travers la pièce. Les éducatrices sourient avec complaisance. Elles veulent recueillir l'enfant du jour. J'vous ai amené le petit Butscher, dit l'homme au manteau de cuir. Il cherche dans le vide derrière lui, parce que je me suis dérobé à sa tentative de m'attraper, j'ai évité sa grosse paluche. Je ne peux pas me dissoudre dans l'air. Je ne réussis pas à grimper sur le manteau qui semble avoir été coulé dans une matière rigide, têtue. Je n'arrive pas à attraper un seul pli. Je n'ai nulle part où me faufiler. Rien à faire pour se cacher. Montreleur donc que tu es un brave petit garçon. Avec l'assurance d'un homme qui attrape un merlus frétillant par les nageoires, à sa seconde tentative l'homme au manteau de cuir m'empoigne dans le dos, me tire devant lui et présente sa prise aux éducatrices stupéfaites qui se frappent les joues de leurs mains, s'exclament d'une seule voix : Pas celuilà tout de même, non pas lui. On s'empresse de prendre congé du fumeur. On conduit l'enfant dans son nouvel empire. Un foyer au parfum agréable. C'est quelque chose que l'enfant perçoit aussitôt. Je suis maigre. Incroyable comme il est attardé, peste la directrice du foyer. Je suis attardé, pense le garçon, que je suis. La nouvelle annonçant qu'un attardé vient d'être amené dans l'établissement invite le personnel à s'attrouper autour du nouvel arrivant qui devient le centre d'un intérêt non dissimulé : On dirait que la tête ne va pas avec le reste. Mon dieu, regardezmoi ses pieds.

Comme ses bras sont maigres. Je trouve qu'il a de jolies oreilles. Regardez ! Voyez ses côtes. Les éducatrices se tiennent la tête penchée devant moi. De leur tête penchée elles me regardent de bas en haut, de haut en bas. Elles me soulèvent. Comme il est léger. Comme une plume ; on sent à peine qu'on a quelque chose dans les bras.

La tête posée sur mon cou est nettement trop grosse. Par rapport à cette tête, mon corps est tout chétif et efflanqué. Elles m'appellent l'araignée. A cause de mes bras et de mes jambs qui sont si maigres, elles m'appellent Moustique, Mante religieuse. On me met dans la baignoire, me frotte avec une brosse dure. On me nettoie les oreilles. Je me fais couper les cheveux et les ongles. Le docteur vient. Les gens me caressent les cheveux avec plein d'égard.

Ils veulent m'empêcher d'avoir peur du docteur qui porte une innocente blouse blanche

comme neige. Les autres enfants crient pour que le docteur enlève sa blouse. Chez moi la blouse blanche ne déclenche pas la moindre forme de peur : Tu as donc l'habitude des blouses ?

Ils touchent mon bras droit, au niveau du poignet. Ils disent le mot « mère ». Ils me prennent le pouls. Il ne s'accélère pas, reste constant, lorsqu'ils prononcent le mot « mère ». Le mot « mère » est un terme qui ne bouleverse pas ma personne. Le mot vole à travers ma tête comme une flèche à travers un hall vide. Les mots « prairie », « plage », « ballon », « maison » savent réveiller davantage de choses en moi. La prairie ça veut dire jouer, et le bourdonnement des abeilles, manger en plein air.

La liste des réparations à effectuer est longue. Je suis debout, nu devant le docteur. Le docteur me demande d'inspirer profondément, de garder l'air dans mes poumons. Le docteur palpe chacune de mes vertèbres, le long de la colonne vertébrale jusqu'aux fesses, puis parcourt mes cuisses du bout des doigts. Il examine mes mollets, mes chevilles, appuie sur mon ventre, cherche à aller derrière mes côtes avec ses doigts, presse mes clavicules. Je dois écarter les orteils. Je me laisse pencher la tête, tendre le cou, me tiens droit, voûté, j'entends mes articulations craquer, je suis habitué aux procédures, ne gémis pas, fais ce qu'on m'ordonne, mon regard ne se pose pas sur le docteur, j'observe les femmes d'en bas, leur blouse, leur broche, leurs doigts, leurs mains, leur jupe et leur ceinture, leurs rides, leurs hanches, leurs moignons, la pointe de leurs cheveux ou de leurs chaussures. Ça fait mal ? Je secoue la tête.

Ça fait mal ? Je secoue la tête. Ça fait mal ? Je secoue la tête à toutes les questions. Je vois le docteur qui me regarde d'un air pensif, se retourne furieusement. Il parle à voix basse. Les éducatrices me toisent, regardent le docteur avant de hocher la tête toutes en même temps. Une éducatrice se mouche et s'en va. Le docteur énonce ses trouvailles et prescrit des tactiques. Cela va prendre trois ans, paraîtil.

Le temps presse. L'attardé doit être transformé en nonattardé, avant que je ne sois autorisé à aller à l'école. La directrice vient ajouter : Tu n'aimes pas parler ? Soit. Avec personne ? Moi, c'est Bani. Tu peux m'appeler Bani. Tu préfères te taire ? Parfois c'est mieux, de ne rien dire. Le poisson làbas dans l'aquarium, il ne fait qu'écouter, lui non plus il ne parle pas beaucoup.

On appelle « organes articulatoires » ou « appareil phonatoire » les parties du corps sollicitées dans la production de la parole. Le nez. Le palais. La langue. Le pharynx. L'épiglotte. Le larynx, avec les plis vocaux ou cordes vocales. La trachée. Les poumons et le diaphragme. Leur organisation dans le corps humain occupe une importance majeure. Si le larynx d'un chien avait la même position que celle d'un homme, le chien pourrait alors produire des sons similaires. Les sons consistent en des ondes de vibration. Pour produire des ondes de vibration, les poumons envoient un flux d'air. Le son est émis lorsque l'air se trouve compressé par les poumons à travers l'épiglotte jusque dans le système articulatoire (bouche, nez, pharynx). On dit de ce flux qu'il est expiratoire. Le flux d'air expiratoire est transformé en vibrations. Les vibrations se forment dans le larynx. Le cartilage oriente les vibrations des cordes vocales. L'espace libre entre les cordes vocales est appelé la glotte. Les cordes vocals et la glotte donnent corps à la voix, à sa hauteur et sa puissance. Les syllabes voisées, les voyelles et les consonnes comme [m], [b], [d] sont produites lorsque la glotte se resserre en une fente et que les cordes vocales vibrent. A l'exception de [n], [m] et [ŋ], toutes les consonnes et les voyelles en allemand sont orales. Le voile du palais est abaissé. L'air cherche à s'échapper par la bouche et le nez. Les voyelles nasales sont ainsi produites. Le voile du palais est abaissé. La bouche est fermée. L'air passe par le nez. Les consonnes nasales [n] et [m] sont alors produites. Quand les lèvres se touchent, [m] et [p] peuvent êtres employés. Les lèvres s'ouvrent en grand, [u] et [o] comme Uhr et Ort, heure et lieu, sont prononcés. La mâchoire inférieure dirige les lèvres. La langue est un articulateur mobile. On peut pousser la langue vers l'avant en accentuant la pression vers le haut, pour le [i] la langue est rétractée vers l'arrière, pour le [u] elle est légèrement relevée, l'homme pousse sa langue vers l'arrière et le bas quand il veut prononcer un [a]. Un des symptômes caractéristiques de bienêtre chez les nourrissons est le gazouillement. L'enfant gazouille dans la seule fin de s'amuser. L'inlassable répétition de syllabes individuelles, sa libre modulation, donnent naissance à de grands monologues gazouillants qui influent sur les organes articulatoires, les entraînent, les affûtent.

L'enfant est son propre pédagogue de la parole.