Judith Zander
Née en 1980 à Anklam, vit à Berlin. Etudes de philologie allemande, philologie anglaise, et histoire de Greifswald, ensuite au « Deutsches Literaturinstitut Leipzig » (Institut Allemand de Littérature de Leipzig).
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Judith Zander
Extrait tiré du manuscrit du roman Des choses que nous dîmes aujourd’hui
Traduit de l’allemand par Florence Tenenbaum
Quand enfin tu te levas, ce qui te troubla le plus, ce fut de trouver ta culotte encore sur toi. Comme s’il ne s’était rien passé. Tu éprouvas différentes choses à la fois. D’abord de la reconnaissance. Envers la culotte qui, comme avant, te couvrait de son coton et de sa blancheur et risquait tout au plus d’être un peu sale derrière. Pendant un instant d’égarement, tu envisageas même qu’il te l’ait remise, à cause de cette étrange minutie dont il avait toujours fait preuve quand, sur le chemin du retour, en revenant à Kossin, il avait encore une fois promené ses mains sous le pull, le sweat-shirt, et, juste après, l’avait rabattu, tiré, comme s’il avait toujours cherché à tout effacer. Cette attitude t’apparut simplement accentuée dans ce parti pris de ne même pas retirer la culotte avant. Mais cela, seulement après coup. Ah oui. Un élastique s’était détendu.
Tu ne pus rentrer chez toi ce soir-là. Finalement, c’est au crépuscule que tu atteignis votre maison, comme après une longue absence et pas tout à fait dans les temps, à ce qu’il te sembla. Personne n’attendait ton arrivée. Contrairement à Phileas Fogg, tu n’avais pas réussi, tu avais perdu ton pari, certes tu avais fait le tour du monde que tu connaissais en une nuit, mais tu n’avais rien gagné, tu t’étais juste retrouvée de nouveau à Bresekow, devant votre maison, et en guise de punition, pour le restant de tes jours, tu aurais toujours ce temps de retard de Dieu sait quelle durée.
Tu fermas les rideaux orange. Ta mère ne te réveilla pas. Si quelqu’un t’avait soufflé dans ton rêve qu’il y avait une école à Schmalditz, tu aurais ri à gorge déployée.
Pourtant, ensuite, tu y retournas quand même avec un mot d’excuse de ta mère et c’est ce qui aujourd’hui te semble le plus étrange. Que tu aies encore eu besoin de ces choses, que manifestement tu aies toi-même admis ceci : tu avais juste seize ans. Ni toi ni personne d’autre apparemment, n’eut jamais le sentiment que tu étais trop jeune. Depuis, souvent, tu t’es plutôt sentie un tout petit peu trop vieille. Déjà avant les examens, tu te voyais comme une élève du COLLÉGE POLYTECHNIQUE DE SCHMALDITZ partie depuis longtemps déjà et rappelée uniquement du fait d’une erreur bureaucratique. Tu reçus le bulletin passable comme si tu étais une figurante. Lors de la fête de fin d’année, évidemment, tu ne jouas pas les figurantes même si tu aurais été curieuse de voir si un garçon dansait avec toi. Lors de la fête de fin d’année, on pouvait se le permettre. À condition de ne pas en savoir pas trop long.
Cette question ne t’a jamais sérieusement préoccupée. Quelqu’un savait-il quelque chose, sait-il encore quelque chose. Cela n’aurait rien changé. De toute façon, tu aurais juste été celle qui avait dénoncé le beau, le pauvre Roland, l’avait traîné devant les tribunaux et peut-être envoyé derrière les barreaux. Pas celle qui avait violé Roland Möllrich. Si, si, c’est bien ça : celle qui l’avait violé lui.
Durant l’été, tu ne remarquas presque rien. Tu ne ressentis aucun malaise, tout au plus dans les minutes où ta mère te guettait et te demandait où tu en étais de ta réflexion sur un futur apprentissage ; en effet, à ton grand soulagement, tu n’avais pas reçu de recommandation pour le lycée. Ta mère s’en fichait, du moins n’avait-elle pas cherché à te persuader de faire deux années scolaires de plus, elle voyait bien que cela ne servait à rien. Elle n’estimait pas non plus qu’on devait devenir quelque chose, juste qu’on devait faire quelque chose, et elle n’aurait pas toléré que tu glandes au-delà de l’été. Tu t’ennuyais, un point c’est tout, et tu doutais qu’un apprentissage pût véritablement guérir cet ennui. Dans ta tête, tu faisais rimer ce mot avec verbiage.
Que tu n’aies pas tes règles toutes les quatre semaines était plutôt la règle. Cette indisposition peu naturelle ne te manquait pas, durant ces mois tu espéras sans doute qu’elle te laisserait tranquille pour toujours. Le mois de juillet devait être bien avancé quand tu réalisas petit à petit ce que pouvait impliquer cette tranquillité. Non que tu ne fusses au courant ; quand cette plaie s’était abattue sur toi, à treize ans, personne n’avait eu besoin de t’ôter la peur de l’inconnu en lui substituant la peur encore plus grande de l’inévitable, Anna Hanske n’était pas encline à dissimuler les choses. Cependant, tu en avais pris note comme d’un fait qui ne concernait que les autres, tes camarades de classe aux cils teintés de mascara. Pour toi, c’était juste une fonction de ton corps superflue. Et cette sorte de manque d’intérêt ― appelons ça comme on veut ― tu ne t’en étais toujours pas départie quelques années après. Tu n’aurais jamais cru que tu pourrais te retrouver dans cet état qu’à présent tu — oui, on pourrait dire « redoutais » si ce mot n’était pas déjà trop précis, tout ça était encore trop irréel. Durant les moments, les brèves heures, que tu avais passés avec Roland, pour tout dire, tu n’y avais pas songé une seule seconde, de la même façon que tu ne songeais pas une seule seconde à l’avenir. Cela ne te concernait pas après tout.
Ta mère commença à aller voir des entreprises avec toi, les magasins HO, Konsum, elle t’emmena jusqu’à Pasewalk. Tu te réveillais trop tard, voilà ce qu’on te répondait sans cesse. Il t’aurait suffi de le dire et ce projet aurait été momentanément fichu. Mais tu ne pouvais pas. Normalement, tu n’estimais pas nécessaire de justifier ton apathie par des mobiles, cette fois cependant, tu tentas d’en inventer. Tu n’étais pas sûre. Ta mère t’aurais expédiée immédiatement chez le médecin, à la fin, on aurait su qu’il n’était pas trop tard. Mais cela faisait belle lurette que tu te connaissais trop bien : sauver la mise à la dernière minute, ce n’était pas ton genre. Depuis toujours, les « tout de suite » te dépassaient, te paralysaient si bien que tu réussissais régulièrement à tout foutre en l’air. Tu n’examinas même pas ce qu’il y avait à foutre en l’air, tu ne mis pas non plus dans la balance, comme à ton habitude, deux épreuves, l’une parfaitement prévisible mais transitoire, et l’autre ― tu ne savais lui attribuer aucune autre épithète. Ne t’avait-on pas appris à confondre l’invisible et l’impossible ?
Et c’était le cas, incontestablement : si jamais par malheur l’avenir s’avérait trop discernable — tu avais dû renoncer dès l’enfance à penser plus loin que l’immédiat, c’était pour ainsi dire une incompétence que tu avais acquise, précisément parce que tout s’était toujours déroulé comme tu le craignais ― une partie au moins de cet avenir, une partie provisoire, serait rayée du programme, pourrait être abolie. L’apprentissage, dont tu doutais au fond qu’il débutât un jour. Ta métamorphose progressive t’assurerait d’être exemptée, peut-être de façon définitive, avec toi « remis à plus tard » finissait toujours par déraper et signifier « remis aux calendes grecques ». Il pouvait se passer un tas de choses, pas vrai.
Le moment venu, tu appris donc sans grande émotion que seule la COOPÉRATIVE DE PRODUCTION AGRICOLE était disposée à te prendre dans ses rangs et à te dispenser une formation d’agrochimiste. S’il avait été possible de te convaincre jadis, si tu avais succombé presque spontanément à l’élan socialiste avec son refrain « l’agriculture, notre pilier le plus important », tu aurais été louée publiquement devant la classe, comme Christa Pohley qui devint commercial et unique apprentie dans le bureau de ta mère, à la CPA, où derrière chacune des cinq fenêtres fleurissait une permanente. Tu pouvais toujours débuter dans l’entreprise maraîchère l’année d’après. Quand tu fus obligée de déplacer les boutons de ton pantalon, tu commenças à entrevoir le prix que tu aurais à payer pour ce détachement. L’année suivante ! Qu’est-ce qui te prenait, tout à coup, de faire comme si tu croyais à des sottises comme le temps qui passe. L’année d’après, tu n’existerais même pas. Éventuellement, il y aurait un enfant, l’enfant de Roland Möllrich. Roland Möllrich avec qui tu étais allée dans les près ou au parc, il fallait bien voir dans l’une ou l’autre de ces situations la cause de tout, peu importait laquelle au bout du compte. C’était toi l’imbécile et la responsable, et cela te rongeait déjà tellement que tu nourrissais à juste titre l’espoir que cela finirait par te détruire tout à fait. Il y aurait l’enfant de Roland Möllrich. Dans ces conditions comment pouvais-tu exister. Quand un corps occupait un espace, il n’y avait pas de place pour un autre, à long terme. Tu ne rêvais pas de guêpes parasites ou équivalent. Elles bourdonnaient dans ta tête en plein jour. Tu te souvenais de deux choses à leur sujet : de leur bourdonnement d’une part, et d’autre part qu’elles étaient utiles. Un mot qu’on avait peine à bannir complètement de son vocabulaire. Et qui allait comme un gant aux Möllrich, aux fils de maires, qu’en dépit de leurs longues études on ne mettrait pas longtemps, au lycée, à convaincre de signer un papier. Quel qu’il fût. L’utile, il y en avait pour tout le monde. Tu ne te serais pas crue capable d’une telle hargne. Tu n’en avais pas du reste. Même pas de colère. Tout chez toi demeurait émoussé.
Tu te retrouvas dans une chambre à huit lits dans le foyer des apprentis de Kießow. Tous les autres lits étaient déjà pris, tu avais hérité de celui du bas près de la porte, d’un oreiller, d’une couverture mise au rebut par l’Armée Populaire Nationale. On était en septembre, on n’était pas obligé de remarquer quoi que ce soit si on ne le voulait pas. Tu n’arrivais plus à boutonner complètement tes pantalons, les pressions sautaient dès que tu t’asseyais, mais tu portais une ceinture et un pull-over ample. Dans les salles de douches, tu te penchais très bas au-dessus du lavabo, tu prenais la douche du fond et tu te tournais vers le mur. Personne ne manifestait d’intérêt accru à ton égard. Comme toujours tu parlais peu, on sursautait presque quand par hasard tu ouvrais la bouche. Elles n’étaient pas habituées à ça, ces filles exubérantes. Certaines s’appelaient par leur nom de famille. Tu étais persuadée qu’aucune ne connaissait le tien, tu mélangeais les leurs. Pour Kathi seule, tu étais certaine qu’elle s’appelait ainsi, Kathi Breitsprecher qui dormait au-dessus de toi et commençait toutes ses phrases par « dis-moi Ingrid ». Tu savais que tu le lui dirais en premier car il fallait tout de même que tu le dises, toi plutôt qu’une autre, c’était préférable. En même temps, avec elle, tu étais prise de terribles doutes, tu redoutais vraiment qu’elle se mette à pleurer. Cela lui arrivait souvent, au beau milieu d’une phrase. Quand tu la regardais, tu voyais qu’elle était foncièrement vulnérable, sa peau te semblait presque translucide. Pas de carapace comme la tienne. Elle était beaucoup plus petite que toi, plus ronde aussi, tout était plus rond chez elle, ses cheveux bruns retombaient d’eux-mêmes en boucles généreuses après chaque shampoing, sa bouche esquissait constamment un petit « o ». Elle réagissait à son environnement uniquement par des rires ou des pleurs, mais il était difficile de prévoir si elle opterait pour l’un ou l’autre. Vous n’arriviez pas à déterminer ce qui était le plus détestable : les heures vides passées à Kießow dans cet immeuble bas qui sentait l’andouille et la sciure ou l’air de la campagne, lors des semaines de stages, dans les champs de navets, les étables du secteur d’Anklam. Vous rêviez de pis de vaches. Des yeux des conducteurs de tracteurs. Vous pensiez toutes les deux que cela ne pourrait pas durer éternellement. Cela vous rapprochait. Mais Kathi était confiante.
Avant même la fin du premier mois, tu aurais pu te farcir la tête avec toutes les affaires et les histoires familiales de Kathi car elle te fournissait chaque jour consciencieusement la matière nécessaire, une matière toujours nouvelle ou toujours identique, tu écoutais rarement. Le trou dans ta tête grandissait, tu oubliais les choses les plus élémentaires. Tu te couchais de plus en plus tôt. Une fois, alors que tu te déshabillais, la porte s’ouvrit brusquement et les autres t’entourèrent tout à coup — d’habitude, tu faisais déjà mine de dormir quand elles entraient en chahutant — et Elfi, Barbara ou Liebmann, plantant son index dans ton ventre, lança : « eh, dis donc, t’es enceinte ou quoi ? », pour un peu, tu te serais mise à rire avec elles. Tu avais oublié. De le dire. Mais cela ressemblait à l’une des excuses que tu aurais sans doute été la seule à admettre. Tu n’arrivais plus à te souvenir quand quelqu’un en avait inventé une pour toi. « Oui », dis-tu. Elles s’indignèrent, elles en rajoutèrent, elles plaisantèrent encore un peu mais ce n’était pas vraiment drôle et, hormis deux ou trois formules toutes faites, il n’y avait plus grand chose à dire. Tu perçus leur déception. Kathi te demanda : « Dis-moi Ingrid, c’est vrai ? » et se mit à pleurer.
« Oh, arrête un peu, lui dis-tu, ce n’est quand même pas si grave. »
— Mais Ingrid, je suis tellement contente pour toi ! »
Tu avais sous-estimé Kathi. Tu te mis à tout reconsidérer. À prendre les pleurs pour des rires et vice et versa. Parfois, maintenant, tu avais envie de rire.
Quand ta mère, pendant le week-end, te regarda avec l’air qu’elle prenait d’ordinaire lorsqu’elle entendait à la radio que les objectifs du plan étaient atteints et dépassés et quand, ensuite, elle dit « je m’en doutais », tu ne pus t’empêcher de rire. Elle ne te demanda pas ce qui allait se passer. C’était sans doute évident. Le reste, à ton grand étonnement, ne l’était pas. « Et avec qui… », elle se racla la gorge, une attitude que tu ne lui connaissais pas, « je veux dire, c’est qui le responsable, mis à part toi ? »
« Personne », répondis-tu aussitôt et presque gaiement parce que tu n’avais pas besoin de réfléchir. « Arrête Ingrid. Je ne suis quand même pas idiote à ce point et toi encore moins. » Elle tenta d’adopter le ton d’une mère. « Bon, maintenant, tu me dis qui est le père. » Tu voulus répliquer que tu ne le savais pas. Tu avais oublié. Eh bien. Quelqu’un d’Anklam, mais non voyons, de Berlin, de l’Ouest. De l’autre monde, ha ha. Mais aucune de ces barricades ne te sembla assez infranchissable. Il valait mieux s’en tenir dès le début à une version, celle qui serait la plus facile à répéter, car qui sait, avec cette tête.
« Non », dis-tu.
— Ingrid Hanske ! » dit ta mère. Elle haussa les épaules, s’agrippa au dossier de la chaise et fixa du regard la fente qui séparait la cuisinière du couloir comme si elle espérait quand même percer une plus grande part du mystère. « Comment veux-tu, toute seule,… Tu t’imagines sans doute que tu n’as besoin de personne, c’est ça ? Tu… » Elle s’interrompit brusquement, se retourna et sortit. Cela pouvait fort bien s’être passé ainsi. Peut-être ne savait-elle plus vraiment de qui elle parlait, Anna Hanske.
Peu avant que tu ne partes pour avoir ton bus, elle te mit un cadeau dans la main. Tu ne sus qu’en faire et tu le rangeas dans ton sac avec ton linge. Au foyer, tu t’endormis instantanément. Le lundi, c’était ton anniversaire. Le lundi, tu fus convoquée dans la salle des professeurs. Tu t’y rendis sur le champ, avec les affaires que tu portais au réveil. « Mademoiselle Hanske, vous nous devez une explication. »
« Non », répondis-tu, heureuse de voir que cette version t’était déjà devenue naturelle. Naturelle. Tu réfléchis un instant. Les professeurs s’efforçaient de ne pas tous parler en même temps, c’était tout ce que tu comprenais. Ils n’y parvenaient pas. Tandis que l’un fulminait encore, l’autre explosait déjà sans le laisser finir et le mot « conséquences » retentissait comme un roulement de tonnerre. Si tu continuais à te taire, tu t’exposais à des conséquences. Tu ne savais pas quoi dire. Devant une naïveté pareille. Si tu sortais de ton silence, tu t’exposais tout de même à des conséquences. Ils ne pouvaient pas l’ignorer tout de même.
Après les cours, ta tête redevint vide. Tu vis le sac à côté de ton lit, sans le voir. Il te sembla absurde de mettre du linge dans l’armoire sur une étagère. À quoi bon ? Se changer. Se laver. S’habiller, se déshabiller, s’habiller. Tu avais le sentiment d’imiter les autres. Quand tu les suivais d’un pas lourd dans les douches, que tu ne te cachais plus toi non plus. Quand tu dégrafais ton soutien-gorge, que tu passais le gant sur une moitié de ton corps, sur l’autre, tu paraissais avoir appris ces mouvements avec elles. Tu disais « bonne nuit » quand elles disaient « bonne nuit ».
Quelques jours plus tard, tu repensas au petit paquet en plein cours d’instruction civique. Tu sortis précipitamment de la salle, peut-être que cela aussi aurait des conséquences mais entre-temps, tu possédais un antidote : des privilèges. Les autres ne t’accablaient plus de leur regard ou ne le détournaient plus, ils ne chuchotaient plus en ta présence. À l’extérieur, les garçons te portaient presque toutes tes affaires, quelques-uns te manifestaient leur sympathie. Tu ne t’étais pas regardée dans la glace depuis longtemps, le jour où tu le fis, tu te reconnus à peine : ce n’était pas celle que tu promenais avec toi quotidiennement. Tes cheveux étaient toujours d’un blond éclatant, tes yeux plus clairs que les flaques de purin sous le ciel d’été. Oh, arrête un peu. Tu ne les avais même pas encore vues. Tu devins une sorte de petite mascotte pour tes camarades de chambre.
Tu trouvas le cadeau dans ton sac. Personne ne te fauchait tes affaires. Quand tu ouvris le paquet, tu découvris une paire de gants en cuir bleu, un bleu à cent marks. Tu pleuras dans la couverture qui sentait le renfermé, pendant trois jours, ou jusqu’à ce que tu aies besoin de retourner aux toilettes.
Tu suivis presque toutes les consignes de ta mère, presque en totalité. Mais le médecin non plus ne t’apprit pas grand-chose. On te remit une carte sur laquelle était écrit PASSEPORT MATERNEL, tu le rangeas avec ta carte d’identité et celle de la FDJ (Jeunesse Libre Allemande), sur toutes, tu voyais ton nom et les informations te concernant martelés à grands coups de caractères typographiques, tu te demandais souvent qui pouvait bien être cette personne qu’ils avaient tenté de clouer ainsi sur ces cartes et dont tu devais promener avec toi les papiers pour une raison mystérieuse, tu te demandais si elle existait vraiment, quelque part. Parfois tu avais envie de faire sa connaissance juste pour pouvoir lui remettre enfin ces papiers d’identité. Peu à peu, cela prenait des proportions exagérées. Mais au bout du compte, c’était une sorte de monnaie factice et tu ne voulais pas te couvrir de ridicule. Maintenant, tu devais aller régulièrement à Anklam, ce qui te permettait de grappiller quelques heures dans la matinée. De temps en temps, juste après tu t’arrêtais au BAR BROILER, il était dix heures du matin, et tu t’offrais un demi poulet rôti avec ton salaire d’apprentie. Les serveuses dédaigneuses te connaissaient mais tu les gratifiais de pourboires généreux et elles d’une place près de la fenêtre. Sans doute s’imaginaient-elles que tu t’étais fait plaquer, tu donnais vraiment cette impression. La seule chose comique dans l’histoire, c’est que tu voyais cela comme une hypothèse aberrante dont on pouvait être mi-offensé, mi-amusé. Amused. Comment est-ce qu’on dit déjà.
Quand tu revenais de ces examens médicaux, Kathi t’accueillait toujours en te demandant : « Dis-moi Ingrid, tout va bien ? » À chaque fois, il est fort probable que tu l’aies regardée sans comprendre. Tu songeais à l’histoire de Jonas dans le ventre de la baleine. C’était comme si quelqu’un lui avait posé la même question.
Elle se mit à toucher ton ventre. Ses mains étaient agréablement chaudes, elle rit. « Tu sens déjà quelque chose ? » Tu ne voulus pas répondre à cette question et Kathi te regarda d’un air compatissant. « Ça va venir. » Tu ne voulus pas savoir quoi. Elle avait un petit ami qui venait la chercher tous les vendredis et était irrésistible à tous égards. Il était rivé à Kathi et Kathi à lui, les autres femelles pendues à ses basques. Il faisait cinquante centimètres de plus qu’elle, il te plaisait. Mais il souriait tout le temps. Elle t’avait présenté à lui dès sa première visite : « Voici mon amie Ingrid. » Une fois de plus, tu avais eu le sentiment qu’elle parlait de cette autre Ingrid. Devant lui, elle te présentait à chaque fois comme quelque chose dont elle avait des raisons d’être fière. À chaque fois, ton ventre avait enflé comme un titre de gloire. Tu étais gentille avec lui. Quand Kathi demanda un vendredi après-midi : « Est-ce que Helmut peut mettre les mains lui aussi ? », tu répondis : « Oui, mais pas sur moi. » Kathi éclata aussitôt en sanglots et passa trois jours à s’excuser, ou alors. Peut-être Helmut retira-t-il seulement sa main mais pas son sourire.
En décembre, les autres commencèrent à se rejoindre dans leur lit. Kathi aussi te proposa de le faire. Tes pieds glacés ne se réchauffaient jamais. Si elle ne t’avait pas suppliée ainsi, tu serais montée dans le sien. Avec les autres, tu avais droit à des réflexions du genre : « Bon, toi, t’es déjà à deux de toute façon » ou alors « t’es pas tout à fait toute seule », et ensuite certaines s’esclaffaient. Non, tu n’étais certainement pas folle. Tu ne voulais pas y penser, à ça. La nuit, tu te réveillais souvent ou alors tu avais du mal à t’endormir. Tu entendais le seau en zinc se remplir. Irene, c’est comme ça qu’elle s’appelait, avait un « jet puissant ». Elles l’avaient autorisée à prendre un seau. Au fil de temps, elles se mirent toutes à l’utiliser, hormis Kathi et toi. Vous vous escortiez l’une l’autre dans le long couloir balayé par des courants d’air glacés qui menait au petit coin. Mais tu préférais quand tu le traversais seule, quand seuls tes pas s’y aventuraient à tâtons, quand il n’y avait personne à part toi.
Il n’y avait personne à part toi au village. Ils t’avaient renvoyée chez toi une bonne semaine avant Noël en te recommandant de ne pas à revenir non plus à Kießow une fois la nouvelle année commencée, et de rester dans ton village pour te reposer, te préparer. Ils t’avaient précisé aussi à quoi tu devais te préparer mais une fois de plus, tu n’écoutais plus. Tu fus autorisée à emporter les livres, Kathi promit de t’apporter tous les cours que tu manquerais. Tu ne l’attendais pas. Tu surveillais le thermomètre. Quand il se maintint cinq jours d’affilée au-dessous de zéro, confinant de plus en plus impitoyablement au fil des heures tous les habitants dans leurs maisons, tu partis sans même avoir contrôlé la température. Tu n’avais pas oublié. Il commença à faire sombre, la messe était finie depuis longtemps, tu avais entendu sonner les cloches, et puis plus rien. Tu avais retrouvé les patins à glace de Peter dans le grenier, tu constatas qu’il fallait desserrer un peu les vis, tes pieds étaient plus grands que les siens à quatorze ou quinze ans. Tu t’assis sur le coussin de neige du banc branlant près de l’étang, comme les jeunes filles. Dans un premier temps, tu crus que ça ne marcherait pas, tu ne parvenais pas à te pencher assez pour resserrer les vis, tes doigts devinrent gourds alors même que tu transpirais. Tu hissas chaque pied sur le genou opposé, tu finis par y arriver. Cela te rappelait le cours d’éducation physique au collège, quand un exercice en soi facile à faire était inutilement compliqué, par un ballon de gymnastique par exemple, un obstacle. Tu marchas d’un pas raide vers le bord presque indiscernable de l’étang, tu te retrouvas tout de suite en proie à des problèmes d’équilibre, un pas ample, maladroit, et presque tout se serait arrêté là. Enfant, tu t’étais toujours imaginée qu’on devait dire « malaidé », que c’était une sorte de participe, et tu n’avais pas cru Peter quand il l’avait prononcé devant toi, tu l’avais soupçonné de le déformer délibérément. L’étang glacé te portait sans effort, on ne l’entendait même pas craquer comme si tu n’étais pas là ou que tu étais toute légère. Emporté par son élan, ton corps ne chancelait presque plus, tu posais un pied devant l’autre et tu devais seulement prendre garde à ne pas aller trop vite sous peine de rater un virage, tu n’avais jamais appris les croisés. La glace était récente et invisible, et demain quand on aérerait à nouveau les enfants et la buée restés coincés dans les maisons, ils se demanderaient stupéfaits qui leur avait volé leur bien, la neige immaculée. Un oiseau lourdaud dont on savait seulement qu’il ne savait pas voler.
L’année 1970 arriva. Elle débuta en février. Puis vint l’année 1971 et juste après, l’année 1972 dut lui succéder mais tu ignores quand elle commença. Concernant l’année 1973, tu sais au moins quand elle s’acheva. Elle fut très courte et se termina un jour de février. Sans doute tout cela ne fut-il qu’une période unique, sans mois, sans saisons ni transitions, une anomalie. On tenta de te faire croire autre chose, on mesura un enfant en centimètres et en grammes et on s’imagina t’avoir ainsi prouvé que le temps passait, comme s’il s’écoulait de façon identique pour chacun, comme si on avait pris tes mesures à toi. N’importe quoi.
Depuis un jour du début février il y avait une chose qui grandissait constamment, qui avait été d’emblée beaucoup trop grande pour toi et t’avait causé des douleurs insoupçonnées, une pierre qui grognait et grondait, qui grattait sans cesse. Tu fus tellement écorchée durant cette période, tu finis par ne plus t’en apercevoir. Aussi parfois croyais-tu ne plus éprouver de douleur mais en réalité, cela n’avait pas cessé, cela ne cessait jamais, sans doute cela ne cesserait-il jamais. Il fallait que tu lui donnes un nom, un nom quelconque. Henry. Peut-être l’avais-tu lu quelque part. À l’hôpital aussi, ils t’avaient encore posé la question. Mais cela devait arriver souvent. Ils te mirent un nourrisson au sein. Comment aurais-tu pu savoir que c’était le tien. Il te mordit, tu n’aurais jamais imaginé qu’on pût mordre comme ça sans avoir de dents. Mais il y avait tant de choses possibles. Jusqu’à la fin, tu n’aurais jamais imaginé mettre au monde un enfant, ton enfant ou celui de Roland Möllrich. Une chose sortit de toi — et cela non plus ne se fit pas comme ça, ils durent tirer dessus — une chose qui pouvait être tout et n’importe quoi. Cela fut douloureux comme seul peut l’être un corps étranger, ton propre corps ne t’aurait jamais infligé de telles douleurs. Tu ne voulais absolument pas savoir ce que c’était. Ton enfant « naturel ». Tu savais ce que cela signifiait. Tu te concentras sur ce qui n’était pas naturel. Ton corps devint ton allié. Au bout de deux semaines, il ne se laissa plus mordre. Tu ressentis des brûlures et des élancements violents dans les seins, tu ne laissas plus rien approcher, plus rien sortir.
On t’administra de la pénicilline mais ton corps se montra plus rusé, bien plus rusé que toi. Le médecin t’insulta. Tu aurais dû signaler une allergie. Tu étais certaine que ton corps l’avait gardée en réserve pour pouvoir jouer cet atout maintenant. « Arrêtez de ricaner bêtement comme ça ! », te dit le médecin. S’il te vouvoyait, ce qui n’était pas certain. Pendant que ta mère diluait le lait Milasan dans de l’eau, ton corps réagissait mal au second antibiotique. Il te sembla voir des reproches danser dans les yeux de ta mère. Ton corps maintenait tout à distance.
Tu déchiquetas le vieux landau en osier, après tout, tu ne rentrais plus dedans et quelqu’un d’autre encore moins. Tu ne pouvais absolument pas sortir. Ta mère en rapporta un neuf d’Anklam, il était d’un jaune accusateur. À l’en croire, il n’y avait rien d’autre. Bien sûr que non. Il n’y avait plus que ça. Tu le promenas à la sortie du village, en longeant le petit bois et en revenant, toujours sur le même chemin, de sorte que tu pus bientôt le parcourir les yeux fermés, avec ces yeux qui te brûlaient à force d’être spoliés de leur sommeil, à force de veille ensommeillée, une spoliation indubitable, floue. Tu ne les voyais pas et ils ne te voyaient pas. Même les cris s’atténuèrent pendant un temps. Tu n’entendais rien, pas même une mobylette au loin.
Au bout de quatre mois, tu obtins une place en crèche. Ils te précisèrent que tu aurais dû attendre davantage en temps normal. Ils ne le présentèrent pas comme un privilège. Ils le présentèrent comme si c’était de ta faute. Le bébé de Bruni Deetz était mort, comme ça, selon l’expression consacrée, « comme ça » dit la mère Schröder les yeux écarquillés. Bruni Deetz avait encore cinq ou six autres enfants et ne te faisait pas spécialement pitié. « On se croirait chez les Deetz », disaient les gens quand la façon dont était tenue une maison ne satisfaisait pas leur sens de l’organisation aussi étroit qu’une serpillière ou un chemin de table. Tu te demandas si toi aussi, maintenant, on te mettait dans le même panier et tu testas le goût du mot « asociale » comme on goûte un plat exotique et épicé. Juste comme ça, pensas-tu. Pendant un instant, si bref que tu ignores comment ta mémoire parvint à ne pas le perdre dans le fatras de toutes ces années, tu ressentis quelque chose comme de l’envie. Ça arrive.
Tu revins en arrière. Aussi loin que tu le pus, tu fis juste ce petit bout de chemin. Ton lit dans le foyer de Kießow n’avait pas été occupé. Ta mère n’avait rien dit à ce sujet. Ça, elle savait faire : élever des enfants inconnus. Tu étais là les week-ends. Tu n’eus jamais le sentiment que tu avais manqué à quelqu’un. Tu n’eus pas le sentiment que quelque chose t’avait manqué. Parfois, tu aurais bien aimé pourtant. Quand l’enfant te regardait en riant, tu riais en retour. Tu n’arrivais pas à pleurer en retour. Kathi rattrapa tout le travail avec toi. Tu ne l’invitais jamais, elle en revanche t’invitait souvent. Tu n’allas jamais là-bas, même pendant les vacances que vous étiez contraintes de prendre en été. Où aurais-tu pu aller. Dans le bus, on t’aidait rarement quand tu partais à Anklam. Parfois, il n’y avait plus de place pour un autre landau, alors tu faisais demi-tour et tu rentrais chez toi. Cela ne faisait pas de différence. À Anklam, tu empruntais des livres. Tu envisageas à maintes reprises de te cacher entre les rayonnages, de te laisser enfermer, de passer au moins une nuit dans un lieu inconnu. Mais le landau jaune resté devant la porte t’aurait systématiquement trahie. Tu le savais. Pourtant, en quittant la bibliothèque, tu étais toujours surprise de l’y trouver, si tant est qu’on puisse employer cet adjectif. Plusieurs fois, tu avais failli passer devant sans le reprendre.
Comme c’est bête d’en faire une histoire. Et tu es presque assez bête pour y croire de surcroît. Qu’ils la racontent eux. Il ne t’est rien arrivé. Trois ou quatre ans, qu’est-ce que c’est. Si tu as de la chance, un vingtième. Personne ne peut se représenter un vingtième. C’est tellement étroit qu’on ne peut presque rien y glisser. Un peu d’argent. Tu l’extirpas de cette fissure étroite dans ta vie, tout en la refermant comme tu pouvais, car elle aussi tentait sans cesse de s’étendre. Il n’y avait qu’une solution. Tu te nichas dedans comme dans un arc, tu rusas avec elle car elle s’élargissait d’elle-même jusqu’à un point où personne n’aurait plus été capable de supporter une telle tension, il te suffit d’une petite irritation et aussitôt le vent t’emporta en un lieu dont personne n’a jamais voulu revenir.