Gunther Geltinger, D
Né en 1974 à Erlenbach, vit à Cologne. A fait des études de scénariste et de dramaturgie à l’Université de Musique et d’Arts plastiques de Vienne et de post-degré à l’Ecole supérieure artistique pour les médias à Cologne.
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Auszug aus einem Roman
© 2011 Gunther Geltinger
Traduit de l’allemand par Bernard Banoun
Extrait d’un roman
Quand la neige arrive, le calme devient mouvement. Le ciel dissout les nuages, annule l’horizon, dans la blancheur il n’y a plus que les corneilles sur le champ, derniers traits noirs bientôt absorbés eux aussi. Au-dessus, la vapeur forme une seconde couche que percent les bouleaux nappés de givre, silhouettes fugaces et diaphanes de froid et de lumière. Et puis le vent retombe. Ici s’entend encore un bruissement venant de la forêt marécageuse, là le craquement d’une branche morte, de l’autre côté du fossé au-delà duquel tout semble cesser, les jeux d’enfant, les promesses de l’été, l’automne avec ses bruits de chutes, ici comme là les échos qui viennent mourir sous la fine couche de glace formée sur l’eau durant la nuit, un petit glouglou, des bulles qui montent, des creux minuscules sous la glace, les yeux de l’hiver. Et enfin les bulles qui fixent le ciel aveugle, les plaintes de la corneille qui s’envole d’entre les joncs, un bout de charogne dans le bec, le battement de ses ailes, sa trace noire dans les nuages de neige, et puis plus rien, plus que le silence qui commence à tomber, lentement, lentement.
C’est cela, mes souvenirs : les marais après les premières nuits de gel, le calme avant la tempête de neige pendant laquelle ils emmenèrent Marga sous une lumière tournant sur elle-même qui scintilla encore longtemps dans l’obscurité, bleue et muette. Apparemment, il n’avait pas été nécessaire d’actionner la sirène, pas une voiture ne bloquait la route plongée dans la nuit, personne à Fenndorf pour se rendre où que ce soit après dix heures du soir. Ils l’emportèrent calmement, discrètement, presque en secret, on aurait dit que même les infirmiers avaient honte d’elle. L’un d’eux lui remonta la couverture grise jusqu’au cou. Je me rappelle nettement les vêtements de protection rouge à bandes réfléchissantes argentées lançant des éclairs dans ces salves de lumière qui, au-delà de ces instants et durant les jours et les nuits qui suivirent, enflammèrent mes rêves où Marga, à nouveau assise dans la grange, peint ou essaie de peindre, ou bien, assise sans bouger, picole jusqu’à ce que la dernière bouteille roule dans un coin pour rejoindre un comprimé égaré et que la toile blanche commence à onduler sous ses yeux, à se désagréger en flocons, neige déchaînée par la tempête. Et pourtant, le vent qui s’était à nouveau levé cette nuit-là ne me harcèle-t-il pas bien plus violemment aujourd’hui qu’à l’époque ?
Les dernières lueurs tressaillantes du gyrophare avaient fini par disparaître au loin. Les badauds du village rentrèrent chez eux, leurs visages emmaillotés par les capuches se tournèrent encore une fois vers moi, et je regardai par terre vers l’ourlet du pyjama sous lequel mes pieds nus, couleur de glace, me paraissaient aussi de glace. Il ne restait plus que Doris Felber près de moi. Aujourd’hui, ma tante paraît plus petite et plus voûtée qu’elle ne l’était aux yeux du garçon que j’étais, l’enfant timoré auquel elle semblait gigantesque et menaçante, avec ses quarante ans à peine mais déjà sans plus aucune formes, comme une vieille femme dans sa robe de chambre graisseuse, encore chaussée des pantoufles en feutre dans lesquelles elle s’était précipitée hors de la maison quand j’avais tambouriné à la porte.
Elle vint encore plus près de moi, saisit ma tête et la pressa contre son aisselle qui sentait le levain, comme pour me cacher les traces de pneu sur les feuilles prises dans la neige tôlée, la civière qu’on emportait, la bouche de Marga maculée de vomi et le tuyau du respirateur artificiel, un spectacle qui était comme une écharde de bonheur anéanti déjà fichée dans mon corps où elle entama son œuvre de mort, car c’est au plus tard cette nuit-là que commença un temps de longue froidure, peut-être à perpétuité, si tant est que le froid puisse décrire l’état dans lequel je suis figé depuis.
En tout cas, les gels avaient été précoces après les tempêtes qui balayaient d’ordinaire les dernières feuilles des arbres aux alentours de la Fête de la Réformation, des feuilles si poreuses qu’elles se tombaient en miettes en touchant sur le sol et, entendant le bruit, je sortis ma tête de l’étreinte de ma tante et regardai son visage déformé par la frayeur ou par une secrète satisfaction sur le fond des lueurs bleues à l’horizon qui ne voulaient pas s’éteindre et étaient peut-être l’aube prise dans les branchages du saule un instant plus tôt encore balancé par le vent, dépouillé de ses dernières feuilles et dressant maintenant ses branches nues comme pour tirer vers soi le silence, pour se vêtir ; et en effet : il se mit à neiger.
Ce ne sont plus là aujourd’hui que contours indistincts, traits hésitant sur l’esquisse d’un tableau qu’il me faut achever mais dont j’ignore à quoi il est censé mener et pourquoi c’est précisément à moi de le terminer. Un tableau qui aurait pu avoir été peint par Marga, avec sa technique particulière qui n’autorisait jamais une forme concrète ni guère de couleur identifiable. Dès que quelque chose se dessinait sur la toile ou qu’un des pigments préparés par elle donnait, mélangé à un autre, une couleur qu’un enfant du coin aurait été capable de nommer – un jaune de bouton d’or ou le pourpre d’une libellule des landes –, elle l’essuyait d’un coup d’éponge et appliquait aussitôt une nouvelle couche qui éliminait ce qu’on avait pu distinguer.
Je me souviens à quel point je m’impatientais, j’enrageais même parfois, en la regardant peindre tout en feignant de jouer dans ce débarras : elle était comme une magicienne qui me tendait un jouet et, aussitôt que je voulais m’en emparer, le faisait redisparaître dans sa manche. Elle me traitait comme elle traitait ses tableaux, comme elle traitait tout ce que je pensais : l’un des soirs précédents, malgré le froid, elle était encore restée en négligé à fumer sur la véranda, et moi devant elle, avec des touffes d’herbe à coton dans les cheveux et autour de la bouche, car, jusque-là, la pantomime du vieillard que j’exécutais avec un parapluie et une moustache blanche lui avait toujours arraché un sourire. Si tu n’étais pas là, avait-elle dit, j’en finirais avec tout, et moi, agacé, j’avais haussé les épaules; tout, c’était aussi peu qu’une couleur comme noir ou blanc, tout, c’était rien, c’était vide comme le restaient souvent ses tableaux, à moins qu’ils ne soient empoissés de mélanges sous lesquels la toile finissait par s’affaisser.
Peut-être, justement, songeait-il à ceci en parlant ainsi : son combat avec la peinture, qui semblait vraiment lui importer plus que tout, ou son travail dans une galerie de Hambourg où elle n’allait plus, prétendait-elle, en raison d’un arrêt-maladie, alors qu’elle ne me semblait aucunement malade, pas d’une grippe en tout cas. Je ne devais que bien plus tard comprendre ce qu’était cette maladie, et aussi que ce n’était pas le genre de maladie qu’on déclare, pas encore à cette époque, en tout cas. Je croyais encore qu’elle allait enfin arrêter de fumer, à voir l’air dégoûté avec lequel à cet instant elle avait regardé sa cigarette avant de l’éteindre, mais ce genre de déclarations m’étaient familières : à partir de demain, j’arrête, et vite fait elle allumait une autre clope. Peut-être aussi était-elle rebutée par les tâches ménagères, les éternelles traces de dentifrice dans le lavabo, ou bien par l’obligation de cuisiner pour moi, et pourtant dans les dernières semaines c’en avait été fini du goulasch aux patates et des patates à la vapeur, plus rien que des tartines beurrées avec beaucoup de cannelle. Ça, elle en avait encore envie. J’avais envisagé toutes les éventualités exceptée celle-ci : le gyrophare, les infirmiers, le vomi dans mon lit et le matelas qui pua encore pendant des semaines et transforma mes nuits en déserts, des déserts aigres remplis d’une vie morte, tels les marais.
Ce soir-là, l’air lassé, elle avait encore soufflé sur ma lèvre supérieure pour les dégager des touffes d’herbe ; son haleine était mauvaise, c’était peut-être trop pour elle que de devoir toujours se brosser les dents. Elle avait pointé les lèvres et exhalé un air lourd, à moins ce n’eût été déjà son dernier soupir, un râle de mort qui aurait dû me faire comprendre à quel point tout lui était devenu un fardeau : la peinture, les corvées à Hambourg, et le fait que cela ne rapportait rien, les regards torves et les ragots des femmes du village, sa maison qui se délabrait, habitée par un enfant éternel toujours à tirer sur ses jupes, un estropié de la parole dont elle avait attrapé le bras en cet instant en disant : Mais tu es là, toi, une phrase qui contenait tout autant de réconfort que d’accusation, et comme une fois de plus je ne savais quel sens donner à ses mots, je continuais à mimer le vieillard, le pépé sans dentier aux lèvres rentrantes qui marmonne « Quand j’aurai quatre-vingts ans tu seras débarrassée de moi », et cela sans bégayer, ce qui m’avait fait penser un instant que tout ce dilemme pour parler était peut-être dû à mes dents, disposées à l’époque plutôt en pagaille dans ma cavité buccale.
Et puis elle se mit quand même à sourire, le lendemain elle tendait une nouvelle toile sur un cadre, préparait un goulasch aux pommes de terre avec des saucisses, et comme toujours elle allait et venait dans la cour en fumant, mais, deux jours plus tard, elle me rejoignait dans mon lit après avoir avalé une boîte de Vesparax et je ne sais quoi d’autre. Ses titubations, sa pâleur étrange, son expression presque égarée dans l’obscurité, cette façon de se cramponner de ses doigts qui sentaient le mégot et la térébenthine, ses mots mêlés de salive, presque étranglés « Allez, va, je t’aime ! », avant de sombrer complètement, ce dont je ne me rendis pas compte car j’avais dû m’endormir tout de suite. Et soudain, un coup sous la couverture, son corps qui se crispe, un gémissement que je croyais entendre en rêve, ou plutôt un gargouillis, comme si elle plongeait une dernière fois dans la mare où elle aimait tant nager autrefois. Tout à coup, la coulée de vomi sur l’oreiller, je suis pris de panique, des mains partout, ses bras tout mous, comme sans os, les yeux fermés même quand je la bouge et la secoue, même après la gifle qui claque à travers la chambre les yeux qui restent blancs sous la paupière ; c’était la première fois que je frappais ma mère, et c’était au visage.
Des secondes durant lesquelles je ne sais que faire. Une angoisse indescriptible qui monte comme du feu depuis le ventre à travers la gorge pour se glacer aux tempes, une crampe tremblante ou des frissons, et après je ne souhaite plus rien que dormir. Et je finis quand même par descendre téléphoner. La tonalité libre dans le silence, un trou noir qui aspire tout, je raccroche, de toutes les façons je n’aurais pas pu articuler un mot. Au lieu de quoi je vais en face chez Felber, nu-pied, des pierres qui me percent la plante des pieds, les sensations de piqûres presque extérieures au corps, à l’époque déjà une sorte de douleur fantôme. Je trébuche, des pierres et encore des pierres, l’idée plus ou moins réconfortante de traces de sang sur le chemin, mais cela aussi est venu s’ajouter plus tard, avec les ans. L’obscurité entre les tracteurs était presque liquide, le chien attaché par une chaîne qui n’aboyait pas et se contentait de faire tinter le fer, soit parce qu’il était déjà sourd à l’époque, soit parce qu’il me reconnaissait. Une éternité avant qu’on ouvre. C’était Andreas, l’aîné des fils Felber, les cheveux aplatis par l’oreiller. Bégaiement, trépignement, silence. Il me regarde, agacé, se retourne et appelle : Maman !
Face à Doris non plus je suis incapable de prononcer un mot, mais elle lit sans doute dans mes yeux ; malgré son poids, malgré le sommeil, tout d’un coup la voilà très vive. Elle se met sa robe de chambre sur les épaules, fouille dans un tiroir pour trouver une clé, peut-être une lampe de poche, mais à quoi bon une lampe de poche, le chemin a beau être plongé dans le noir, c’était quand même sa terre à elle, qu’elle a si souvent arpentée. Brusquement elle se retourne, me secoue et lance : Petit !, rien que ce mot, qui résonne, seul, dans l’entrée ; l’oncle Karl apparaît dans l’escalier.
La nuit est maintenant plus froide que quelques minutes auparavant. De nouveau en face, le floc-floc des pantoufles de Doris, un juron tout bas, peut-être un gravier dans la chaussure. Elle s’arrête, se penche, se redresse, tenant maintenant la lampe de poche à la main. Le faisceau rampe sur les cailloux, faiblard, à contrecœur, comme s’il ne voulait pas montrer le chemin. À un bruit dans les buissons, il tressaille, traverse le fossé, se perd dans le marais. Je commence à grelotter. Dans l’entrée, le combiné du téléphone pend au cordon, je suis sûr d’avoir raccroché, j’espère qu’elle est revenue à elle et a d’elle-même composé le numéro de secours. Mais non, elle est toujours étendue dans mon lit sur le ventre, le visage tourné vers moi sur l’oreiller, endormie, belle comme toujours. Mais, devant, comme une paroi de verre entre elle et le garçon, l’odeur de vomi, de sommeil d’enfant, de mort. Doris qui recule brusquement et s’écrie : Seigneur, Marga !, contrariée, comme si elle avait vu venir tout cela. Elle se précipite vers le lit, la tire pour la redresser, la tête tombe vers l’avant, Doris lui tient le menton, lui dégage le front. Ses mains sur le cœur de Marga, sur son poignet, des secondes de silence, respiration retenue, puis elle s’écrie : Il y a du pouls !
Je ne sais plus à quel endroit je me tenais à cet instant – encore dans le couloir, sur le seuil, ou déjà près de lit ? Durant un moment, le garçon est totalement absent de ces images, on dirait qu’il a glissé dans une faille du temps, ses regards démultipliés le reconduisant à l’intérieur de sa propre tête : là-bas la maison, vue du marécage et maintenant en pleine lumière, le pignon dentelé, les clinkers noirs de suie et, au-dessus, des éclats de lumière, presque comme un feu dans cette nuit sans lune, contenu par les nuages lourds de neige. Les bords de cette image, là où elle s’effiloche et se fond vers la suivante, grésillent. La voix de Doris arrive par la porte d’entrée ouverte, silhouette debout dans l’entrée elle crie plusieurs fois l’adresse dans le combiné du téléphone ; trois fois, quatre fois elle répète l’itinéraire pour arriver à une maison de Fenndorf qu’elle finit par désigner comme le dernier bâtiment derrière les porcheries ; en effet, officiellement, le chemin, le Heidedamm, avait seulement un numéro deux, l’élevage de cochons, et après, plus rien que le marécage.
Une fois remontée dans la chambre, elle parut s’être calmée. Elle resta sur le seuil, immobile, presque avec respect, de même qu’arrivé au sommet d’une montagne ou d’une tour on reste absorbé par une vue inespérée. Seule sa poitrine se gonflait ; on aurait dit qu’elle ne faisait qu’inspirer sans jamais expirer. Tout à coup, le garçon revient sur l’image, il se tient devant la porte de la chambre de Marga, il l’a fermée parce qu’il y a sur le lit la boîte de Vesparax ouverte et déchirée. Doris le pousse sur le côté, donne un coup dans la porte et dit : Bon Dieu ! Un papier crépite entre ses doigts, la notice, Lis-moi ça, j’ai pas mes lunettes, dit-elle en lui mettant le papier dans la main. Les yeux fixés sur les minuscules caractères qui dansent devant mes yeux, j’ouvre grand la bouche, l’odeur qui en sort est aussi douceâtre que le matin à sept heures quand Marga me réveillait et m’appliquait un baiser sur le front plein du souffle des derniers rêves.
Mais dans ma gorge, en cet instant, les mots ne se bousculent pas, même pas un bredouillis, rien que ma langue qui fouille les trous entre les dents, lorsque, lisant sous la rubrique Indications les raisons pour lesquelles a voulu en finir, je suis presque soulagé que n’y figure pas mon nom ou bien quelque chose comme une allergie aiguë au goulasch aux pommes de terre, mais cela aussi c’est plutôt une idée du présent que la pensée réelle de l’enfant, la tentative désespérée de trouver une échappée de lumière dans un tunnel de mutisme et d’angoisse. Ben alors, lis ! s’écria Doris en m’arrachant la notice des mains. Elle me regarda fixement, me pressa contre elle, dans ses bourrelets de graisse, et soupira : Mon pauvre petit, une phrase que seule Marga aurait dû avoir le droit de prononcer. Marga était à peine partie que déjà la tante lui prenait ses mots.
Elle rentra en courant dans la chambre et tourna Marga sur le côté. Elle changea l’oreiller, la recouvrit et alla à la salle de bain. J’entendais l’eau couler et, à travers, encore une fois l’exclamation Bon Dieu !, je pensai aux traces de dentifrice en me disant que Doris n’aurait jamais toléré ça chez elle. Elle revint avec le seau et commença à laver le sol. De nouveau, pendant un moment, le garçon disparaît de l’image. Dans mon souvenir, je ne vois au mur que l’horloge en bois sur laquelle Marga avait peint une tête de libellule des landes, le cadran indiquait sept heures et demie, sept heure vingt-huit, pour être précis, depuis un jour d’automne où les aiguilles avaient dû s’immobiliser sur les yeux à facettes. Marga avait eu l’intention de rapporter de la ville des piles, mais depuis, elle n’y était plus retournée. Tout avait changé depuis que le temps s’était arrêté dans ma chambre : les jours devenus plus courts, le soleil avare, les nuits interminables, car nous n’allions plus à la mare le matin et traînions au lit. Elle ne dormait plus dans mon lit mais en face, dans sa chambre, derrière une porte close, dans une odeur de renfermé. Je me précipitais dans la salle de classe quand sonnait la récréation. Des punitions, mon premier deux sur vingt au devoir à la maison parce qu’aucun camarade ne m’avait donné la feuille avec l’exercice, un hors-sujet. Grumbach, le professeur d’allemand, rédigeait blâme sur blâme à cause de ma flemme, mais Marga ne les signait pas, pas plus qu’elle ne visait les devoirs sur table, une fois seulement elle avait grogné : Je n’avais pas de mère pour toutes ces merdes, moi. Et puis la convocation du directeur à laquelle elle ne s’était pas rendue. J’avais trouvé dans un tiroir un vieux réveil qui se remontait, son appel matinal était froid et perçant. Je regrettais les lèvres de Marga sur mon front, ses mots chuchotés, ses cheveux qui me tombaient sur les joues et me tiraient du sommeil par leurs chatouillements. Mais lorsque je me réveillais brutalement, je ne voyais que les yeux globuleux de la libellule à tête rouge sang.
Le marécage se montrant lui aussi sous son jour le plus rebutant, j’étais beaucoup, en cette fin octobre, dans la fente, l’endroit secret entre le lit et le mur. Avant de m’endormir, j’y enfonçais mon sexe et je m’y épanchais, les mâchoires serrées. Mais la fente aussi était désormais différente, plus large, plus ennuyeuse, ce n’était plus un gouffre étroit menant à des profondeurs inconcevables, mais rien qu’un espace qui s’élargissait peu à peu vers le pied du lit, une sépulture pour la poussière, les araignées, la morve desséchée, les énigmes de l’enfance. Souvent, l’épanchement, au lieu de disparaâitre dans la fente, s’accumulait sur les irrégularités de la tapisserie en toile de jute et s’écoulait sur le bord du lit avant même ma dernière secousse. Est-ce qu’en dessous, le marécage tenait bon ?
Dehors, avec la pluie incessante, l’eau montait, sortant des fossés pour envahir les champs, clapotant sous les chaussures à chaque pas, partout aux aguets. La mare avait enflé, bosse luisant d’un éclat argenté entre les îlots d’herbe, l’herbe à coton aplatie, les aulnes noyés jusqu’à hauteur du premier visage qui se dessinait dans l’écorce. Bientôt, le chemin inondé dut être arrimé au village par des planches, des passerelles provisoires en bois de construction que Karl Felber installa pour que le tracteur ne s’embourbe pas. Le chemin de l’école tortillait jusqu’au village, ruban de flaques qui se transformait soudain en un lac aux eaux brouillées qui rongeaient lentement la maison. Le moment vint où ce liquide atteignit la cave, même les toilettes furent alors bouchées, mon caca ne descendait plus, les crottes gorgées d’eau flottaient dans la cuvette. J’avais honte, et désormais, je fis ma grossse commission à l’école et le reste derrière la grange, là où tout était lavé par la pluie. Quant à Marga, à quel moment faisait-elle ses besoins, je n’en sais rien, peut-être qu’elle ne chiait même plus, avec les rares bouchées qu’elle mangeait encore. Elle fumait maintenant même aux repas, la cuillère dans une main, la clope dans l’autre, mais elle faisait déjà ça avant, l’air absent après avoir observé longtemps la toile et dessiné pendant des heures, ou pressée de regagner la grange, Hambourg, son monde à elle. Il lui arrivait de confondre le couvert et la cigarette ; elle avait une manière bizarre d’avancer les lèvres, mais au lieu du filtre elle portait la cuillère à sa bouche, ou bien elle introduisait la cigarette entre ses dents ; je lui souriais, je plantais le manche de mon couteau dans une narine en faisant : Hmm, c’est bon. Ta mère devient débile, bredouillait-elle en prenant un air d’idiote. Nous éclations de rire et continuions à manger.
En fait, tout avait toujours été comme cela, mais ce toujours me semblait justement avoir changé d’une manière incompréhensible. Dans tous les gestes familiers de Marga, dans toutes ses blagues si souvent entendues et dont je riais parce que j’en avais toujours ri, planait l’ombre d’une dernière fois. Mais je l’ignorais encore à l’époque, et aujourd’hui, je peux seulement l’affirmer, sans plus. Les sentiments du garçon ont bel et bien sombré dans le marécage, la fin de mon enfance est une bouillie de peinture à l’huile délavée et de neige. Mais que faire de toutes ces images, de ma maladie du souvenir ? Que faire de ma mère, de sa bouche collée de vomissures, du baiser glacé que dans mes rêves elle applique sur mes paupières ? C’est peut-être moi qui, afin d’avancer tant bien que mal, l’ai après-coup chassée de ma vie. Ou bien était-ce tout de même Karl Felber qui l’avait fait emmener à l’asile ? Peut-être même empoisonnée pour se débarrasser enfin de ce vieil appentis, de la belle-sœur barjo, du rebut infesté de leur passé commun ? Aujourd’hui s’alignent sur le Heidedamm les batteries de poulaillers tubulaires hollandais dont il parlait sans arrêt à l’époque.
Et effectivement, le voilà soudain dans l’entrée. Il porte une casquette à visière, un pullover à motif norvégien, et par-dessus une salopette comme s’il allait à la porcherie. Seules les pantoufles sales qu’il a aux pieds détonent dans l’image du méchant voisin qui verse en catimini de la mort-aux-rats dans le puits de son rival. Lui aussi semble avoir été tiré du sommeil par les événements. Il se met en travers du chemin de Doris, qui traîne le seau pour le rapporter à la salle de bains. Qu’est-ce qu’elle a ? Il montre la chambre. Elle a avalé ce truc, lui répond Doris en lui lançant la boîte de comprimés. L’oncle y jette un coup d’œil et fait un geste dans ma direction : C’est ce que j’avais tout de suite dit à son père, qu’elle ne valait rien. Doris se plante devant lui, l’eau déborde du seau et éclabousse le sol. Elle et lui, maintenant, remplissant toute l’image, presque plus grands que nature, les faces blêmes défigurées par la fatigue et les questions, la peau luisante sur les joues variolées de Karl, les cheveux en bataille, déjà gris aux tempes de Doris. Qu’elle aille au diable, tu disais, siffle-t-elle, et ton frère avec !, et elle fait un geste nerveux vers le bord de l’image, à moitié vers l’avant, à moitié en l’air, vers un ciel imaginaire. Et soudain, elle a disparu et Karl est seul. Il s’adosse au chambranle de la porte et plie un peu les genoux. Dans la salle de bain, le bruit de la chasse d’eau, une fois, puis, après quelques secondes, une deuxième fois ; le vomi de ma mère, la famille infestée qui descend dans la canalisation et s’évacue dans le marais. Mais, pense le garçon dans le coin, les WC sont bouchés, et il imagine le vomi qui déborde de la cuvette et l’eau noire des fossés qui envahit la maison.
Curieusement, de toutes les images que j’évoque ici, ce vomi est la plus nette dans mon souvenir. Elle correspond le moins à l’image que j’ai de ma mère, celle à laquelle je persiste à me cramponner. Même sur la dernière civière elle était encore vêtue d’une de ces fringues en soie qui ne cachaient jamais rien. Elle aurait sûrement ressenti la couverture en laine comme une offense. Elle qui brûlait toujours des allumettes après être allée aux toilettes, qui prenait tous les jours un bain et se poudrait, qui évitait toujours les bouses de vache en se pinçant le nez, et maintenant, ceci. Quel enfant a déjà vu sa mère vomir ? Les mères, si tant est qu’elles vomissent, le font en cachette. Une mère ne veut pas que son enfant se souvienne d’elle nageant dans le contenu de son estomac, et Doris, en maîtresse de maison modèle qu’elle était, s’empressa d’ailleurs de tout nettoyer.
Quand elle revient avec une serviette, elle passe devant Karl sans dire un mot. Elle était mal dans sa tête, lui lance-t-il, dès le début ! Doris essuie le montant du lit, puis la bouche de Marga, secoue la serviette pour la déplier, un bruit de fouet dans l’air : Tu vas fermer ta gueule, trouduc’ ! Karl se précipite, tournant autour d’elle, Eh, toi, tu me parles pas comme ça ! Doris brandit le torchon devant lui comme une arme. Ah bon ?, lance-t-elle d’un ton railleur, mais son cul à elle – et elle désigne le lit –, son cul tu le trouves pas mal, hein ? Elle s’arrache à lui, titube un instant, puis sort.
Entrée du garçon. Venant d’un coin de la pièce il s’approche du lit en trébuchant, et tombe directement dans les mains de Karl. Maman ! crie-t-il en se tordant dans les bras de son oncle. Le corps vigoureux vacille sous les coups amortis par son ventre, des coups de pieds dans le vide, un cri étouffé dans sa grande main. Et pour finir la gifle suivie d’un bref écran noir, comme si quelqu’un avait essayé de couper quelque chose du film ou d’ajouter quelque chose. Tu vas quand même pas le frapper, lui !, s’écrie Doris en m’arrachant à Karl et en me pressant contre sa blouse. L’odeur de levain, l’image noire qui tremblote, Karl qui souffle bruyamment pendant plusieurs secondes, peut-être quinze secondes, durant lesquelles je me dis qu’il ne faudra pas oublier d’appeler le lendemain l’austère galeriste pour lui dire que Marga sera malade pendant longtemps, encore malade, toujours malade, rien que cette idée me serre la gorge ; était-ce la pensée de téléphoner qui m’étranglait ainsi ; car je bégayais toujours affreusement au téléphone, ou bien le fait qu’il me faudrait soit mentir, soit dire la vérité ? Entre les deux, il ne semblait y avoir plus rien, aucune possibilité de revenir en arrière ; rien que l’écran noir contre la poitrine de ma tante qui viendrait me chercher pour m’emmener chez elle, où il me faudrait désormais mastiquer du fromage de tête et devenir pour Martin, Thorsten et Andreas un nouveau frère qu’on abat d’une balle dans la nuque quand on joue aux cowboys, et plus Doris me caressait la tête, plus intolérable se faisait mon désir du biscuit que préparait Marga, ce biscuit à la croûte couverte de cannelle, de la cannelle en général, j’aurais voulu manger de la cannelle jusqu’à la fin de mes jours, saupoudrer, comme Marga, le fromage blanc, la tartine, l’index avec de la cannelle, et même les pommes vapeur je les aurais passées dans la cannelle, et si un jour nous n’avions même plus eu d’argent pour des pommes de terre, j’aurais cassé avec délectation le flacon de cannelle entre mes dents, j’aurais tout fait pour qu’elle rouvre les yeux, qu’elle me fasse un clin d’œil en disant : Bonjour, mon chou, on va à la mare ?
Mais au lieu de cela, quand Doris lâche enfin le garçon, le pimpon au loin, ou bien pas de sirène, pas un bruit, rien que la tempête de neige dehors et les hommes rouges qui surgissent dans la chambre. Ils étaient peut-être déjà en route, sans sirène, avec seulement le gyrophare, par égards pour les rêves des enfants qui dormaient.