Maja Haderlap, A
Née en 1961 à Bad Eisenkappel, vit à Klagenfurt. Etudes théâtrales et de philologie allemande à l’université de Vienne. Assistante de dramaturgie et de production à Trieste et à Ljubljana.
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Maja Haderlap
« Dans la vallée »
Extrait de : L’Ange de l’oubli
(Engel des Vergessens, Wallstein Verlag, 2011, p. 75-91,
Traduit de l’allemand par Bernard Banoun
Le bosquet, derrière notre maison, que je dois traverser pour aller regarder la télévision chez Michi et sa famille, est envahi par les végétaux. Je crois bien le connaître. Je suis passée par là d’innombrables fois, je pourrais le faire les yeux fermés. Il me faut maintenant rassembler mon courage pour y pénétrer. Autrefois, je croyais pouvoir sentir l’odeur du moindre bout de chemin, de la moindre clairière, éprouver la taille des arbres, tantôt élevée, tantôt basse, percevoir les yeux fermés la succession des noisetiers, framboisiers et petits saules, deviner quand les cimes des arbres dégageaient le ciel au-dessus de moi ou le cachaient. Ce bosquet n’est plus familier. Il a rejoint la grande forêt, il s’est changé en une mer verte toute d’aiguilles piquantes et d’écailles aux arêtes tranchantes, au sous-bois ondoyant et touffu, aux écorces rugueuses. Il suffit que je regarde par la fenêtre de ma chambre pour que la forêt s’impose à mes yeux ou que, de sa surface striée et dentelée, elle guette par delà la prairie. Le jour viendra, je le crains, où elle débordera, quittera les lisières, inondera nos pensées, de même qu’elle occupe déjà, me semble-t-il, les pensées des hommes qui travaillent avec mon père ou nous rendent visite pour partir chasser avec lui.
Aller en forêt, dans notre langue, cela ne veut pas seulement dire abattre des arbres, chasser ou ramasser des champignons. Cela signifie aussi, comme on l’entend souvent raconter, se cacher, fuir, poser un guet-apens. Dormir en forêt, y faire la cuisine, y manger, ce n’était pas réservé aux temps de paix, pendant la guerre aussi des hommes et des femmes étaient allés en forêt. Pas dans leur forêt à eux, non, elle eût été trop clairsemée, trop petite, trop limitée. C’est pour les grandes forêts qu’ils partaient. Tant de gens avaient cherché refuge dans les forêts, cet enfer où l’on chassait le gibier et où on les chassait comme du gibier.
Les récits tournent autour de la forêt comme la forêt tourne autour de notre ferme.
Elle recèle les lieux où l’on chasse, ceux où l’on mange, les coins à baies et les coins à champignons qu’on ne dévoile pas. Plus secrets encore sont ces endroits secrets entre tous auxquels aucun chemin ni raidillon ne mène et qu’on découvre en passant les sentiers de chasse et le lit des ruisseaux, les lieux de cache et de survie, les bunkers dans lesquels les nôtres, dit-on, se tenaient dissimulés.
Cette année, une tempête de vent cause de gros dégâts sur les versants forestiers du comte. L’ouragan ouvre une large coulée de destruction dans laquelle les arbres sont pliés, cassés, au sol, déracinés. Les ouvriers forestiers de tous les domaines du comte sont appelés pour faire disparaître les dégâts causés par le vent. Pendant des semaines, la vallée n’est que hurlement des scies, coups sourds des haches, craquements des troncs.
Les fins de semaine, les bûcherons se rassemblent dans notre ferme pour affûter et réparer leurs outils. Leurs pantalons sont parsemés de taches de poix qui brillent comme de minuscules marécages. En cercles concentriques depuis le milieu des marécages, des petits points sales s’étendent et pénètrent dans le tissu comme des ombres de nuages noirs. Les chemises des bûcherons sont trempées de sueur, les pull-overs et vestes posés sur leurs épaules ont les manches et les bords qui peluchent.
Assis sur un banc, mon père répare la scie qu’il surnomme l’Américaine. Il martèle la lame à petits coups, elle se balance et fredonne en cadence.
Tu la fais danser, cette scie, dit Michi. Il suffit que je te la mette entre les mains pour qu’elle soit de bonne humeur. Oncle Jozi raconte à ses collègues qu’il voudrait faire de la radio et qu’il a même déjà fait une demande de magnétophone auprès de la section slovène de la Radiodiffusion autrichienne, il parlera avec les gens et enregistrera les entretiens. Et si ses collègues n’ont rien contre, il ferait bien une histoire sur eux, les bûcherons du comte Thurn.
Vous n’êtes plus des bûcherons, dit mon père, voilà belle lurette que vous avez dit adieu à la forêt.
Il faut savoir se débrouiller, répond Michi, on ne peut pas aller en forêt tous les jours comme si c’était la seule chose au monde, comme s’il n’y avait pas d’autre possibilité de gagner sa vie. Lui, il avait rejoint les socialistes. On lui avait promis de le caser ailleurs.
Tu veux faire de la politique, dit mon père, mais tu ne seras jamais maire, ils ne te laisseront pas, toi, un Slovène, devenir maire, jamais !
Tu ne peux pas comprendre, dit Michi.
Je comprends ce que je comprends, répond mon père.
Cette semaine, raconte-t-il, il a traversé la frontière verte depuis la crête de Mozgan, où il est en train d’abattre des arbres pour le compte des fermiers, et il est allé du côté slovène boire une bière chez Kumer. Les femmes n’étaient pas peu étonnées qu’il ait osé franchir la frontière. On lui avait demandé des nouvelles des gens de Lepena et on l’avait chargé de donner le bonjour à tous ceux qu’on connaissait. Merci, merci, disent les bûcherons avant de reprendre à pied le chemin du retour. Seul Jozi enfourche une moto et s’éloigne avec un salut de la main.
Au fait, elle est où, la frontière, demandé-je à mon père.
Là-haut, dit-il en montrant la crête semi-circulaire qui ferme la vallée.
Je voudrais bien aller travailler là-bas avec toi, dis-je.
Mon père est si surpris par ma demande qu’il me promet de m’emmener dès le lendemain dans la coupe, où il doit monter de toute façon pour emporter du matériel.
Au petit matin, sa moto est devant l’étable, une Puch à réservoir foncé et brillant comme le dos d’un dauphin. Mon père fixe sur le porte-bagages le sac à dos rempli d’outils et un jerricane d’essence. Je m’assois sur le siège arrière et place avec précaution mes bras à mi-hauteur autour de son buste. Il me dit de me presser fort contre lui pour ne pas tomber pendant le trajet. Tu bouges, tiens-toi bien, sinon on va déraper, me lance-t-il au premier virage. Au début, j’ai peur quand mon père freine et prend un virage, puis, dans les lignes droites, je me laisse griser par ses accélérations.
Il gare la moto derrière la ferme Mozgan, coince quelques crochets en fer dans sa ceinture et son sac sur le dos. Nous nous mettons en route lentement. L’essence glougloute dans le jerricane. Quand la pente est raide, dit mon père, il faut marcher comme si on se promenait, sinon on s’essouffle. Puis il presse le pas. Je reste en arrière et, sur les portions de chemin à plat, je prends mon élan pour le rattraper. Tu étais ici pendant la guerre, lui demandé-je.
Oui, là-bas, plus haut, nous avions un bunker. Ton grand-père était courrier. Moi je faisais la cuisine. C’était très dangereux.
Tu avais peur, demandé-je.
Sans doute que oui, j’étais encore un enfant, à peine quelques années de plus que toi.
Nous entendons derrière nous une bête effarouchée qui s’enfuit.
Elle nous a sentis, dit mon père.
Sous la ligne de crête des arbres, entre de majestueux épicéas dont les branches fournies tombent presque au sol, apparaît une cabane. Elle est totalement recouverte d’écorce clouée par couches sur une armature en bois. Nous dormions là, à l’époque, dit mon père, quand nous abattions des arbres. Il ouvre le cadenas et range outils et jerricane à côté des lits de camp inutilisés.
Je dois encore aller à la coupe, dit-il, et après, nous pourrons passer la frontière.
Son lieu de travail, délimité par des tas de bois, produit une impression d’ordre. Des troncs écorcés ou non sont rangés à terre, avec des moignons de branche ou déjà nettoyés, comme dit mon père, et le sol est parsemé de petits tas de copeaux parfumés où des bêtes ont fouillé. Les troncs ont des bords en biais, leurs sections luisent comme des assiettes en bois tout juste taillées.
Debout au milieu de la clairière, mon père parcourt la parcelle du regard, puis il rassemble les coins éparpillés et les recouvre avec des branches. Maintenant je boirais bien une bière, dit-il en montrant la direction de la frontière.
À mon grand étonnement, la frontière de l’État passe tout près de la parcelle. Du haut de la crête de la forêt, j’aperçois toute la partie yougoslave du versant boisé qui, c’est drôle, ressemble à la partie autrichienne et se révèle prolonger le paysage familier. Pour sauter par dessus la frontière, mon père prend appui sur un pieu de clôture. Moi, il me fait ramper sous le fil barbelé en relevant celui du bas pour que je ne m’accroche pas aux pointes.
Tout d’un coup, le voici à nouveau qui se presse. Il descend à grands pas une partie clairsemée de la forêt. J’ai peine à le suivre. Les fougères me fouettent le visage. Quand j’arrive en bas de la forêt, il m’attend. Assis dans l’herbe, il regarde en contrebas une vallée qui semble complètement cachée dans un creux.
Là, derrière Raduha, dit-il en désignant la croupe d’une montagne, je suis allé à l’école pendant la guerre. Pas longtemps. Probablement pas plus de deux semaines. C’est là que j’allais à l’école, à Luče. Son frère et lui, ils avaient été chargés du courrier, dans une ferme. Après avoir fui de chez eux, ils n’avaient pu rester que deux semaines dans le bunker avec leur père. Ensuite, on les avait emmenés dans la vallée de la Savinja, parce que cette zone avait été libérée. En janvier, comme les Allemands attaquaient la vallée, il avait fallu abandonner le poste de commandement. Les tirs des Allemands sur les champs étaient tels qu’on aurait dit que la terre éclaboussait. Lui et les messagers, ils avaient enfoui des machines à écrire dans le sol. Après avoir creusé un trou, ils y avaient jeté un peu de paille et empilé les machines à écrire. Puis à nouveau de la paille, puis de la terre, de l’herbe et de la neige, jusqu’à ce qu’on ne voie plus rien. L’après-midi, ils s’étaient mis en route et avaient marché toutes la nuit. Le lendemain, les Allemands ont continué à nous traquer, dit mon père. J’avais de la neige jusqu‘aux hanches. L’un des commandants pensait que je n’y arriverais jamais.
Il crache vigoureusement comme s’il devait se soulager après ce récit.
Arrivés chez Kumer, nous sommes accueillis par deux femmes qui connaissent son nom. Zdravko, s’écrient-elles, Zdravko, quel plaisir que tu reviennes nous voir ! Elles servent une bière à mon père et à moi une tartine de pâté de foie.
Sur le chemin du retour, mon père me regarde en souriant, l’air absent. Je m’imagine comme ce serait bien que mon père me mette dans la confidence, me redise l’histoire qu’il m’a racontée puis me demande de lui raconter mes aventures à moi et que je puisse alors lui confier qu’on me fait du chantage sur le chemin de l’école et que je rêve de le voir attraper mes petites camarades de classe et exiger d’elles qu’elles cessent leurs menaces séance tenante. Espérant pourvoir compter sur mon père, je lui fais une promesse silencieuse que je ne comprends pas moi-même, je lui accorde de l’accompagner sur ses chemins du retour et chemins de l’école, peut-être sur les chemins qui mènent dans ce paysage ou dans son souvenir. Tandis que nous montons à travers la forêt, je me demande si je dois demeurer dans mon corps d’enfant ou grandir bien au-delà de ma taille mais, ce jour-là, je reste engoncée dans ma jupe courte, mes chaussettes en coton et mes bottes en caoutchouc.
Quand, en dessous de la frontière, nous entrons sur le chemin des douaniers, je scrute le sol ramolli où se sont formées des flaques pour y trouver des traces de pas. Mon père dit qu’aujourd’hui dimanche, c’est peut-être jour de congé pour les douaniers, cette idée le fait rire.
Nous atteignons le côté autrichien sans avoir été repérés et mon père, ayant vu que je marche bien, me demande si j’aimerais participer à une battue. Je dis que oui et décide de surmonter ma crainte de la forêt. À un endroit sur la route de Mozgan, la forêt livre une vue dégagée sur des fermes disséminées dans la vallée. Nous nous arrêtons et observons depuis les fourrés verts. Comme deux poissons dans les varechs, me dis-je. J’ai vu ces joyeux poissons à la télévision et je nous imagine, mon père et moi, regardant, les yeux écarquillés, depuis l’entrelacs du sous-bois avant d’y redisparaître en soulevant un petit nuage de sable qui se redépose lentement dans l’eau troublée. Une mer de fétus, pensé-je, nous allons bientôt atteindre la rive.
Rejoindre mon père sur la moto me comble de joie. J’applique les mains autour de sa taille et je me presse contre son dos. En fin d’après-midi, nous descendons la route sinueuse de la Koprivna. Le soleil se maintient à notre hauteur. Arrivé à un ample virage, mon père s’arrête et fume une cigarette. Ici, autrefois, il y avait une clôture, dit-il en lâchant la fumée.
Avant que nous n’atteignions le fond de la vallée, il franchit un pont de bois pour aller jusqu’à une maison délabrée qui se cache parmi des quetschiers et des pommiers. Nous descendons de la moto, Jaki, le bûcheron collègue de mon père, est devant la porte d‘entrée, appuyé sur une faux. L’herbe fauchée ondoie au sol tout autour de la maison.
Je me suis attaqué aux orties, dit Jaki. Vous avez été sur la parcelle ? Mon père fait signe que oui.
Si on ne fauche pas régulièrement, on ne peut plus passer, dit Jaki. Il ajoute qu’il est déjà monté aujourd’hui chez Blajs, où l’herbe devient envahissante.
Mon père lève les yeux vers un domaine isolé qui est encore au soleil.
Dommage que personne n’ait repris cette ferme, dit-il. Qui aurait pensé qu’on en arriverait là.
Au fait, combien y a-t-il de frères qui sont mort au camp, demande Jaki.
Les trois aînés, Jakob, Johi et Lipi, dit mon père. Les cendres de Lipi ont été rapportées de Natzweiler, les autres sont morts à Dachau.
J’entends le nom sonnant de Dachau, que je connais déjà, tandis que Natzweiler, nouveau pour moi, est aussitôt oublié.
Son oncle aussi est tombé là-haut, interrompt Jaki. Il venait de déserter, me dit-il à moi, car il a senti mon regard, et avait été blessé dès le premier combat contre les Allemands. Il avait traversé la prairie en se traînant jusqu’à Jekl et était mort de ses blessures en contrebas de la route, derrière un buisson. La patrouille allemande était passée là sans le voir. Mais le dernier de la patrouille avait jeté un coup d’œil dans le fossé, il l’avait vu et achevé d’une balle. Les gens de Jekl avaient dû l’enterrer là, près de la route.
Je sais, dit mon père, je connais l’endroit.
Les morts laissent leur fraîcheur en ce lieu d’où le soleil s’est retiré. Je me demande si le froid qui me fait frissonner est dû au soir et à la forêt qui s’avance jusqu’aux maisons. La lumière monte vite vers le ciel. Mon père demeure immobile. Je lui dis qu’il faut quand même bien rentrer chez nous.
Oui, oui, dit-il, mais que j’arrête donc de tschentschen comme ma mère. Il ne se décide pas à enfourcher sa moto avant que Jaki ait rapproché la sienne jusqu’au coin de la maison. Tous trois, nous descendons alors la route couverte de gravillons, mais à la bifurcation où nous devrions prendre à gauche, mon père tourne à droite et s’arrête sur le bord de la chaussée.
Tu peux rentrer à pied, si tu veux, dit-il. Lui, il va encore boire une bière.
Je prends le raccourci par le pré de l’auberge où des vaches indolentes et repues battent l’air avec leur queue. Empruntant deux troncs d’arbre placés en travers du ruisseau de Lepena, je le franchis en vacillant puis je grimpe un talus derrière lequel j’entends alors grogner les porcs de chez nous.
On dit qu’à la manière dont quelqu’un allait dans la forêt ou en ressortait, on savait tout de lui. Avait-il un fusil, une étoile rouge sur son béret, portait-il deux pantalons l’un sur l’autre et deux manteaux pour ne pas avoir froid, arrivait-il chemise ouverte, le pantalon déchiré et maculé de poix, transportait-il un chevreuil mort dans sa besace, ou bien du lard pour les Cadres Verts qui se trouvaient là-haut, sous les sapins du sommet ?[1] Portait-il un panier de champignons, un pot de baies rouges ou bien des messages dans ses poches ? Avait-il une chemise propre, sentait-il la poix et l’écorce, ou bien une odeur rance et sale, de terre et de sueur d’angoisse, de sang et de croûtes ?
Les amis de chasse de mon père portent des pantalons repassés et des vestes de la couleur des arbres, ils ont l’odeur de mousse dans les cheveux et la brisée à leur chapeau. De leurs besaces émergent les têtes pendantes du gibier à sabot, on s’est adressé à lui en lui tirant dessus, ce gibier plaisait, pour cette raison il a été abattu. De leur mufle gouttent le sang et la sueur, la rosée du dernier souffle pris par les bêtes. Leurs yeux sombres pendilleront encore longtemps de leur tendre tête, les os de leur crâne, dégagés des poils et de la peau, bouillonneront encore longuement dans l’eau oxygénée jusqu’à ce qu’on ressorte des bassines les trophées blanchis.
La chasse fait partie du mythe familial, chaque jour de chasse est un jour de fête, il en a toujours été ainsi, dit mon père. Il a encore l’habitude d’aller à l’aube chasser à l’affût, de graisser fusils et carabines, de nettoyer ses jumelles, de compter les cartouches. À la cuisine, la viande de gibier continue d‘être préparée et mijotée, les soupes au chamois éveillent nos appétits. Ses amis chasseurs continuent d’aller et venir chez nous et de raconter leurs histoires. Il attend toujours impatiemment la battue annuelle aux braques. Comme je suis bonne marcheuse, il veut m’y emmener.
Le jour venu, on discute au petit matin du déroulement de la battue, les chasseurs ont droit à une infusion brûlante et à des beignets. On se répartit les terrains, on forme les groupes. Moi, je dois aller avec le vieux Pop, que je connais bien. Il est le plus âgé de la compagnie et il est, paraît-il, celui qui a la plus mauvaise vue. Un jour, raconte-t-on, on l’avait mis à l’épreuve, lui et sa vue, on avait fourré un chat domestique dans une peau de lièvre, on en avait bien couvert le chat et on la lui avait fixée sur le corps avec de la ficelle. Le chat s’était réfugié, furieux, sortant les ongles, sur l’arbre le plus proche et Pop n’en avait pas cru ses yeux, c’était la première fois, il pouvait le jurer, qu’il voyait un lièvre grimper dans un arbre.
Grand-mère me prend à l’écart. Elle a entendu dire que la chasse devrait se terminer chez Gregorič. Elle me dit de saluer de sa part la vieille Gregorička. C’est elle qui m’a sortie du camp quand le camp a été libéré et que j’étais trop faible pour marcher, me raconte grand-mère. Pendant trois jours, elle m’a portée, soutenue, poussée dans une brouette, la Gregorička, en attendant que les SS soient partis. La Gregorička était devenue folle à Auschwitz, avant même son transfert à Ravensbrück, à partir de ce moment elle s’était mise à lancer des imprécations, c’était le diable qui l’avait mise dans un camp, c’était lui aussi qui devrait l’en sortir. Dans sa jeunesse, c’était une femme vigoureuse capable de rivaliser avec n’importe quel homme, raconte ma grand-mère. J’acquiesce et je dis que je transmettrai son bonjour.
Pop me tient par la main pendant que nous marchons jusqu’à notre section de forêt en frappant les arbres et arbustes avec des bâtons. Les chasseurs ont mis leur fusil sur l’épaule et nous ont précédés. Les chiens rabattent les lièvres et les renards dans leur direction, on n’entend que quelques coups de feu isolés, nous ne voyons pas beaucoup d’animaux en fuite passer près de nous.
Le tableau de chasse de l’après-midi, devant la ferme Gregorič, dure juste le temps qu’une veillée mortuaire et l’eau-de-vie est vite bue. On nous invite à entrer dans la salle, un goulasch nous attend, pour le repas final, le Schüsseltrieb, comme on dit. La vieille Gregorička est assise sur le banc près de la table. Je m’approche d’elle pour lui transmettre les salutations de ma grand-mère et je lui tends la main. La sienne est froide et humide. Elle sent l’urine. La Gregorička ne comprend pas qui lui donne le bonjour et me regarde avec des yeux vides. Sveršina tente d’intervenir. La vieille femme imposante fait oui de la tête et balance son corps massif tandis que nous mangeons. Je l’observe de côté et je ne peux m’empêcher de penser à ma grand-mère en me disant que c’est donc elle, cette Gregorička qui était jadis capable de lancer des hommes en l’air et qui avait sorti du camp ma grand-mère épuisée.
Un chasseur raconte que son voisin, qui vient de mourir et qui était avec les partisans pendant la guerre, lui a raconté un jour que pendant un tour de garde, et non à l’affût, il avait aperçu un cerf blanc et que soudain il avait eu une inspiration, il avait su que son bunker occupé par les partisans était sur le point d’être trahi. Il avait averti les combattants, mais ceux-ci n’avaient pas voulu l’écouter. Et le lendemain, en effet, le bunker avait été attaqué par la police. C’était un signe, il faut prêter attention aux signes, dit le chasseur. Pour Sveršina, c’est absurde, l’inspiration, mais quelle inspiration, tonne-t-il. La peur de risquer de tomber aux mains de la Gestapo n’avait rien de surnaturel. Une fois qu’il avait eu conduit Kori chez les partisans, il n’était pas passé beaucoup de temps avant que la police se présente à la ferme Brečk. Quelqu’un avait dû en avoir eu vent, ça suffisait pour décider de son sort, en route pour Mauthausen !
Mon père demande si les chasseurs se rappellent encore qui était à l’époque le meilleur tireur de Lepena, ben, dit-il, ben vous voyez, vous ne savez pas, eh ben c’était la vieille fermière de Mozgan, dit-il après un temps, comme s’il sortait son atout. Elle avait une main légendaire pour braconner et elle en avait abattu, des chevreuils, et des beaux. Qu’en dites-vous, demande mon père, qu’avez-vous à répondre, vous et les misérables lièvres que vous avez tués, vous pouvez toujours rêver de viser aussi bien que la fermière de Mozgan. Quand elle était à l’affût, elle tricotait, et une fois qu’une bête s’était mise à herbeiller, elle, sans ciller, elle levait son fusil et pan!, c’était fini. Mais elle n’a pas survécu à Ravensbrück, lance Sveršina à la ronde, comme un joker, là, elle a bien fini par mourir.
Le soir tombe quand les chasseurs se remettent en route et je m’aperçois que mon père a beaucoup bu. Il a les jambes qui flageolent et se plaint de la route à faire pour rentrer à la maison. On me met une lampe de poche dans la main et on me dit de partir en ajoutant que je dois faire fais bien attention à mon père.
Je marche devant en essayant d’éclairer le chemin pour mon père et pour moi. Il me raconte qu’il l’a déjà souvent parcouru seul, ce chemin, et qu’il le connaît bien.
La forêt commence à absorber l’obscurité. De toutes parts tombe sur nous un silence attentif qui semble guetter chacun de nos pas. Je me demande comment je peux faire pour que mon père n’arrête pas de parler et que l’absence de bruit ne prenne pas le dessus. Quand nous sortons de la forêt et faisons halte derrière la ferme Auprich, je demande comment s’appelle la ferme qu’on aperçoit plus haut, dont la silhouette se détache sous le sommet arrondi de la colline boisée. C’est la ferme Hojnik, dit mon père, là aussi, la police nazie a fait des ravages. La famille devait être emmenée, mais le vieux Hojnik avait refusé de quitter sa ferme. Et il avait été tué séance tenante. Son fils et sa bru avaient été abattus, on avait porté les morts dans la chaumière de Hojnik et on y avait mis le feu. La voix de mon père se brise soudain. Il parle d’un filet de voix. Cela me contrarie.
Une brise se lève. Dès que nous sommes rentrés dans la forêt, les arbres commencent à gémir. Le bruissement du feuillage est imperceptiblement mêlé à des voix et des cris. Je demande à mon père de me donner la main. Il rit et fait un grand pas en avant pour me prendre la main. Au même instant, il perd l’équilibre et glisse de tout son long sur la pente raide avant d’être arrêté par un buisson. La lampe de poche qu’il a emportée en voulant me saisir la main n’éclaire plus. C’est à peine si je le vois dans l’obscurité, je l’entends pousser des jurons tout en bas. Bon Dieu, mais Bon Dieu, comment je vais faire pour me sortir de là, se lamente-t-il. Le croyant blessé, je m’apprête à glisser vers le bas pour le rejoindre. Reste là-haut, crie-t-il, reste là-haut, je vais bien me débrouiller tout seul. Il se met à remonter la pente à quatre pattes. La lampe est foutue, comment est-ce qu’on peut distinguer quelque chose dans une obscurité pareille, peste mon père en plaquant ses chaussures de montagne sur le sol pour s’assurer un appui. Le voilà maintenant qui n’est plus très loin de moi, il me dit Maintenant, tu peux me hisser, et je tire de toutes mes forces. Mon père se retrouve debout près de moi. Je souffle un peu, dit-il, et on repart. Il s’assoit sur le sol de la forêt et s’endort, me semble-t-il, en une seconde. Accroupie près de lui, je sens les sanglots monter. La forêt et l’obscurité lancent tous leurs spectres sur moi, qui me déchirent comme des forcenés. Je lève la tête et j’essaie de voir la lune, qui reeste cachée cette nuit-là. Une boule noire semble descendre du ciel vers moi. J’ai peur de l’avoir attirée par mes pleurs et je ferme les yeux. L’obscurité s’empare de moi et s’écoule, enivrante, dans ma poitrine.
Mon père est allongé près de moi, comme étourdi. Une éternité passe avant qu’il n’ouvre les yeux et me dise Tu sais, quand on a peur dans la forêt, il faut chanter des chants de partisans. C’est ce qu’il a fait souvent et cela a toujours marché, il me demande si j’en connais. Je dis que non. Bon, alors je vais chanter, moi, dit-il. Et mon père de chanter ce que sa voix lui permet, des chants de partisans en lutte, mais il ne se rappelle que quelques strophes et il les répète sur tout le chemin du retour.
Ma mère nous attend à la cuisine, furieuse et inquiète. Je ne veux pas lui faire peur et ne lui raconte rien de nos mésaventures. Je crains que la mort ne se soit nichée en moi comme un petit bouton noir, comme un sombre filet invisible sur ma peau.
[1] « Grüne Kader », à l’origine des déserteurs de l’armée austro-hongroise durant la première guerre mondiale qui se cachaient dans les forêts. Chez les Slovènes de Carinthie, sous la période nazie, il s’agit de groupes qui finirent par rejoindre les « partisans » résistant au régime. (N.D.T.)