Ulf Erdmann Ziegler
Ulf Erdmann Ziegler est né en 1959 à Neumünster et vit à Francfort. La candidature de Ziegler a été proposée par Alain Claude Sulzer.
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Ulf Erdmann Ziegler
Texte pour Klagenfurt, juin 2008
Pomona
Pomona 133 était très appréciée des enfants, probablement parce que le salon de télévision était comme suspendu au-dessus du jardin, ou plus probablement encore parce qu'il n'y avait aucune règle à respecter pour regarder la télé. Parfois, les enfants, tel un troupeau de phoques sur un iceberg, s'installaient sur un Flokati blanc pour regarder 1 rue Sésame et l'émission suivante, ce qui déclenchait des querelles de programmes. On voyait alors le petit groupe se défaire, les vainqueurs boudaient devant le téléviseur parce qu'on les avait abandonnés, les autres, dans le jardin, admiraient le héron cendré ou envoyaient des signaux de fumée du haut de la cabane perchée dans l'arbre. Les Schuller entendaient prouver que « les enfants savent se repérer seuls dans la jungle médiatique. Peut-être même mieux que nous », affirmait Petrus Schuller, point de vue que les autres parents ne partageaient pas du tout.
Hannelore Schuller n'avait aucun état d'âme quand les enfants regardaient des spectacles de variété stupides et réinterprétaient les tubes les plus ridicules dans le jardin. Ses états d'âme ne commencèrent que le jour où Marlen, peu avant son entrée à l'école, fut prise d'un engouement pour les westerns, des histoires compliquées de droit et de loi qui se terminaient par des fusillades, résultat : fenêtre ouverte, Pomona 133 ressemblait à Bonanza. De son atelier, elle ne pouvait pas vraiment suivre ce qui se passait, mais une chose est sûre, ce n'était pas bon signe quand Marlen maintenait qu'elle ne regardait pas tout, mais juste le début et la fin et quand ensuite elle prit l'habitude de couper le son du téléviseur.
De temps en temps, Hannelore Schuller se demandait, en son for intérieur et de façon plutôt rhétorique, comment elle était arrivée là. Il nous est facile de répondre : partie avec la dauphine, elle avait pris le pont là où le Rhin faisait un coude, avait quitté le centre historique de Düsseldorf, direction Oberkassel, s'était un peu égarée dans le port. Un arrêt dans le centre de Neuss, avec la cathédrale comme point de repère, elle était ressortie par le sud de la ville pour entrer peu après dans la plantation, déjà presque intégralement divisée en parcelles, une partie encore en friche, une partie déjà construite. Voilà pour la première visite. Retour à Düsseldorf, dans un troisième étage à Unterbilk, les pommiers avaient eu le temps de fleurir deux fois sans qu'elle y pense ou alors, avec une vague sympathie. Deuxième visite, Lore avait déjà cette silhouette en forme de poire caractéristique du sixième mois, la semaine suivante le contrat de bail de Pomona 105 était signé, de leurs deux noms, Petrus Schuller, Hannelore Schuller, 20 août 1963 - les collègues à l'agence les avaient sûrement nargués : eh, vous déménagez dans un jardin ouvrier ou quoi ? -, dans la foulée, ils avaient changé de voiture, troqué la dauphine délavée contre une alfa rouge pour que les gens dans les autres petites maisons mitoyennes n'aillent pas s'imaginer qu'ils étaient comme eux. Ce qui était en partie vrai car personne d'autre à Pomona n'était « dans la pub » ; et en partie absurde parce que quand on a des enfants, on emprunte tous du lait et du beurre à son voisin.
Dans la nuit du 23 novembre, déjà en proie aux premières contractions, au milieu des messes basses concernant la tragique nouvelle venue d'Amérique, elle fut projetée dans une ère nouvelle, privée de l'insouciance, de la bulle protectrice qui l'avait entourée jusque-là. Petrus pérorait, affirmant que l'Amérique puritaine n'avait pas supporté ce « président catholique » et lui avait réglé son compte, comme s'il avait oublié que Lore s'était convertie à cause de lui. À ce moment-là, elle sentit s'abattre sur elle un peu de ce souci du monde typiquement protestant, sur elle et aussi sur Johanna, le bébé aux yeux noirs. Quand elle avait fait la connaissance de Petrus, il avait les cheveux gominés, une véritable banane, avec ce côté viril et juvénile à la fois. À 24 ans, c'était le plus jeune employé de Brad Kilip & Partners, engagé pour superviser l'adaptation des projets de campagne publicitaire à différents formats de magazines, devenu en un an le bras droit de Oberholtzer, l'adjoint de Kilip ; il avait croisé Hannelore Fleck au secrétariat, une chemise cartonnée sous le bras, l'avait interceptée et présentée une demi-heure plus tard dans le bureau de Oberholtzer : « Ober, voici Madame Fleck, c'est une femme qui a une main experte ». Ce qui était vrai.
Non qu'à vingt-deux ans et six mois, diplômée de l'École des arts décoratifs de Cologne, elle fût à la recherche d'un mari, mais l'existence de jeune fille qu'elle menait sous le toit d'une famille de fonctionnaires à Kaiserswerth - pas de visite au-delà de 20 heures s'il vous plaît - ne correspondait pas exactement à l'art de vivre rhénan tel qu'elle l'avait imaginé. Petrus, lui, avait au moins un deux pièces à Unterbilk, au troisième étage, un peu sombre, mais haut de plafond et avec moulures, collection de disques, frigo Bosch et canapé Biedermeier - ce dernier étant un bien de famille - et fin mai 58, ils sautèrent le pas, quelques bières brunes dans la vieille ville, quelques allées et venues sur les rives du Rhin avec la dauphine, longs regards échangés entre le siège conducteur et le siège passager. La soirée fut mémorable car le canapé Biedermeier s'effondra en pleine action pendant que dans la pièce voisine, un 45 tours de Chuck Berry, terminé depuis longtemps, continuait à crisser sur l'électrophone, critt-critt.
À Pâques, après Kennedy, ils avaient pris part à la marche pour la Paix, Lore dans une jupe à rayures blanches et bleues qui ressemblait à une tasse Melitta posée à l'envers, Johanna dans un landau d'avant-guerre avec des roues immenses, Petrus dans ses mules grotesques à semelles de cuir : plus jamais ça (plus jamais de marche pour la Paix ou plus jamais de semelles de cuir, cela restait à préciser) ; pour l'heure, c'était « plus jamais de guerre ! » et « jamais de nucléaire ! ». Il s'avéra que sur deux cents manifestants, sept couples venaient de Pomona, facilement reconnaissables à leur landaus et leurs poussettes. À Pomona, il n'y avait pas de grands-mères pour veiller sur les enfants.
Au sud du lotissement de Pomona, une partie de la plantation était restée en l'état, un pré gigantesque, une cuvette jouxtant la route, une nationale de surcroît, qui rejoignait le pont sud menant à Düsseldorf. Petrus la longeait deux fois par jour avec sa voiture, à soixante en quatrième, mais il était le seul dans ce cas. Incontestablement, les terrains situés dans la cuvette étaient les meilleurs, tournant le dos au lotissement, bon marché, surtout comparés aux prix de Düsseldorf ; mais le bruit alors... Aussi Petrus, en Hush Puppies (semelles de crêpe) à la marche pour la Paix de 65, se joignit-il au petit groupe des « Pomos » qui, après s'être longuement concerté, avoir consulté l'architecte de la résidence et joint l'administration, proposa finalement à la municipalité de Neuß, le 1er août 1967, d'ériger un rempart de terre pour jouir à nouveau « d'un havre de paix et de verdure », comme on le leur avait promis à l'origine. Pressentant la débâcle qui l'attendait, la société chargée de viabiliser le terrain avait déjà commencé à faire des concessions. Galvanisés par leur engagement dans cette affaire, les Schuller achetèrent Pomona 133, l'un des plus grands terrains du lotissement et le payèrent « avec leurs petites économies » comme le remarqua Oberholtzer non sans étonnement. De fait, ils avaient eu le temps d'épargner suffisamment. Ils eurent même les moyens de garder l'alfa et d'acheter en plus un break Volkswagen d'un orange flamboyant. Qui, c'est vrai, faisait autant de bruit qu'un airbus.
Hannelore Fleck avait un visage pâle et sensible qui trahissait toutes ses émotions, en cas de contrariété ses pupilles se dilataient, en cas de joie elles se rétrécissaient, petites billes d'un gris bleuté dont il était difficile, alors, de se détacher. À l'époque, Petrus Schuller avait des traits durs et sévères, ses sourcils, bruns, se touchaient presque, sa bouche était plus argentée que rouge, elle tenait un peu du coquillage que l'on ramasse et que l'on ouvre ; son sourire, un peu sarcastique, pouvait devenir narquois et hédoniste. Elle fut assez intelligente pour ne rien dire contre Elvis parce que cela durcit le cœur d'un homme et ramollit sa verge. Elle misait plutôt sur le contraire. Dès les premières minutes, elle sentit que ce ne serait pas facile. Il était disert pour l'accessoire et taciturne pour l'essentiel. L'insouciance des premières semaines, toujours au bord du ridicule à cause de la contraception, venait d'elle, c'était un cadeau qu'elle lui avait offert, un trait qu'elle tenait de famille et qu'il prit comme si de rien n'était. Il faut en passer par là, pour former un couple, c'est bien connu. Elle ne tarda pas à apprendre les pas qui, aux yeux des Anciens, traduisaient un déchaînement des pulsions ; après tout, la polka, ça l'enquiquinait. Petrus avait été émerveillé par l'effet que produisait la danse sur les visages des jeunes filles, les bouches ouvertes, les yeux qui se troublaient, un « comme si » qui n'avait pas d'équivalent dans la réalité, ces catholiques frileuses avec leur refrain bien connu, on éteint la lumière, on jouit, d'accord, mais comme si c'était par charité : avec Hannelore, c'était l'inverse, la danse, c'était une routine parfaitement au point, mais une fois nue, cela devenait électrique, un plaisir affiché sans retenue. Puis, coup de théâtre, la danse du couple prenait soudain un tour démodé et la musique un tour de plus en plus sombre, ondoyante, avec entrée en scène des cuivres : cela lui ressemblait, cette façon de boxer et de céder à la fois - ou comment décrire la chose ? - de porter une queue de cheval tout en étant déjà passé à autre chose.
Le landau d'avant-guerre, Johanna l'avait quitté la mine grave et résolue, enfant d'un calme effrayant que Petrus portait sur ses épaules comme un trophée, une réplique de son physique latin. Marlen vint au monde presque chauve et devint toute blonde, de sorte qu'on aurait pu dire, un partout, on arrête là. Pour Lore, il y avait deux nouveautés : la pilule et le pape. Peut-être Pomona fut-elle le détonateur, ce rythme de la fleur de pommier et du fruit, cette impression que les enfants, affluant des jardins devant les maisons, se répandaient dans les rues, cette quasi impossibilité de garder le contrôle des événements. Toujours est-il que Marlen n'avait pas un an quand Lore fut de nouveau enceinte ; Cristina fut donc ce que dans le monde du show-biz, on appelle le bis, l'air connu, gardé en réserve pour le déposer aux pieds du public exalté dans une variante légèrement retravaillée.
Johanna avait appris à marcher tôt pour rester maître de la situation. À la surprise des « Pomos », ses larmes coulèrent sans bruit. Elle abandonna sans résistance la chaise haute en bois à Marlen qui, elle, poussa de tels hurlements quand Cristina fut sur le point de la détrôner que Petrus fut contraint d'en rapporter une deuxième de Düsseldorf ; ainsi, elles se retrouvèrent assises l'une en face de l'autre comme la reine devant son miroir. Johanna n'avait que trois ans et nourrissait Cristina comme une nounou ; à quatre ans, elle lisait couramment ; et si, en cet été 1969, à six ans, on lui avait confié l'inspection du chantier de Pomona 133, cela ne l'aurait pas gênée, sentinelle de la famille, de la rue et du lotissement tout à la fois. À seize ans, elle enfourcherait son destrier et mettrait à elle seule un peuple ennemi en déroute, restait juste à savoir lequel.
Peut-être le passé glorieux de la ville - assiégée sans succès ! - avant le Saint-Empire expliquait-il pourquoi le conseil municipal avait peine à concevoir qu'il faille ériger un rempart, surtout en bordure de Pomona, un rempart contre les voitures. Les « Pomos » proposèrent de se charger des mesures et de la construction, ils voulurent même en assumer les frais, ce qui ne plut pas du tout à l'administration, où allait-on s'il fallait confier la construction des fortifications au vulgum pecus. Pour commencer, le conseil de la commune, anciennement Novaesium et Nussia, devenue ensuite Nuys et Neus, décida d'abolir Neuß et de la rebaptiser « Neuss » pour « instituer une orthographe uniforme ». Cette décision fut prise le 21 novembre 1968, aussi ne pourrait-on affirmer que les grands bouleversements de l'époque n'aient pas touché cette citadelle sise sur la rive gauche du Rhin. D'ailleurs, Pomona faisait-elle vraiment partie de la citadelle de Nuys - n'était-elle pas plutôt le malheureux appendice d'un réseau autoroutier et les habitants rebelles n'auraient-t-ils pas dû s'adresser aux services de la voirie du Land ? Et puis, le quartier que Neuss se piquait d'être ne se composait-il pas en grande partie de lotissements cernés par des nationales et des autoroutes de sorte que Neuss, si l'exemple de Pomona faisait école, allait devenir une association de forteresses miniatures, de châteaux de sable presque ? On était en 1969 et si regrettable que ce fut, on ne pouvait rien faire pour le moment : élections à l'horizon. Face à une telle situation, il y a deux attitudes possibles. Soit on constate que la solution n'est pas en vue. Soit on parvient à la conclusion qu'un retour au statu quo est impossible et que les responsables vont être contraints d'agir sous peu, qu'ils le veuillent ou non. Tel fut le raisonnement de Petrus Schuller qui, en bon publicitaire, était capable de déceler l'intervalle abstrait qui se dessinait entre régression et progrès et qui, pour cette raison, continuait à faire avancer le cours de l'histoire, pour son plus grand profit. Il amena de Düsseldorf un architecte, un géant de deux mètres de haut qui recula au maximum le siège passager de l'alfa, obligeant ainsi Oberholtzer, qui l'avait recommandé et les accompagnait par pure curiosité, à discuter avec Petrus dans le rétroviseur durant la traversée du Rhin. Une discussion insignifiante dont Petrus n'allait rien retenir sinon que quelqu'un de l'agence était venu avec lui à Pomona : à la bonne période en plus car un terrain planté de pommiers en plein été vaut plus le détour que la vie de famille à cinq dans une maison mitoyenne.
« Ça alors, c'est un peu fort », dit Ober après s'être massé le genoux à travers son pantalon à pinces. Comme le terrain n'était pas délimité par une clôture, il fallait d'abord vérifier jusqu'où il s'étendait.
Comme si ses intérêts n'étaient pas en jeu, l'architecte lança : « si on l'construit pas vot'petit rempart, vous vous s'rez fait sacrément arnaquer ». Ça, c'était avant que Lore ne les rejoigne.
On accédait à Pomona 133 par une impasse bordée sur sa gauche par trois terrains assez pentus. Le premier jouxtait la route qui parcourait le lotissement, le dernier le pré où devait être construit le mur. Petrus présenta celui du milieu comme le sien. Il se trouvait dans un carré de six terrains, les autres étant accessibles par un chemin parallèle.
« Ça vous fait trois limites de terrain mais cinq tas de compost, sans compter l'vôtre », dit l'architecte en résumé.
Petrus comprit parfaitement. « On ne voulait pas celui qui est tout devant, le plus grand. Celui qui est dans la cuvette est trop petit. Le nôtre, c'est un carré. Ça nous laisse toutes les possibilités ». Il arracha des mauvaises herbes qui avaient envahi le bloc de pierre grisâtre marquant l'angle sud-est de la parcelle.
« Moi, je vous barricaderais ça comme un château fort », dit Ober.
« une cour et la baraque tout autour, mais ça va bouffer tout l'espace », objecta l'architecte. « C'est quoi, la consigne pour la hauteur? »
Petrus : « neuf mètres et des poussières. Avec une toiture classique, si on veut. »
L'architecte : « ça m'paraît pas indispensable. »
Ober : « ça va pas être la Villa Savoye non plus. »
L'architecte : « Ben pourquoi pas ? »
Du numéro 105 au numéro 133, il n'y avait que quatre minutes de marche à pieds mais c'était un peu comme un retour à l'éden. D'abord venait l'entrée du lotissement, avec ses cuisines et ses toilettes bien alignées, puis les constructions intermédiaires, des maisons de briques rouges et grises entourées de jardins assoupis et plus loin, de l'autre côté de la rue parcourant le sud du lotissement - une rue qui comme toutes les rues ici s'appelait rue Pomona, allez savoir qui avait eu une idée pareille - les quelques pommiers qui restaient, presque invisibles sous leur profusion de fleurs et de fruits, un peu comme Lore. Petrus n'était pas du genre catho avec son transistor branché sur radio Vatican, tu me mets douze enfants au monde, même si tu dois en mourir, ça non, mais il avait tout de même insisté pour qu'elle arrête la pilule. Ce serait tellement bien d'avoir un garçon mais ensuite, quand elle n'avait pas eu ses règles, trois semaines plus tôt, il avait amorcé un virage en douceur et l'avait assuré qu'il serait tout aussi heureux si c'était une fille. À l'automne 67, après Cristina, elle était revenue à l'agence, en pantalon plutôt qu'en jupe, les cheveux coupés mi-longs et pendant quatre semaines, elle avait pataugé à cause de la nouvelle technique au spray jusqu'à ce qu'elle comprenne : désormais, les affiches devaient être aussi rutilantes que le capot des voitures.
Elle croisa la triade à l'autre bout de Pomona. L'architecte avait calculé qu'on pourrait conserver 15% des arbres. Bon, on dégagerait le jardin côté sud, évidemment. Sur un petit bloc-note portant le logo d'une brasserie de bière à l'ancienne, il avait dessiné une construction à deux étages, montée en partie sur pilotis et couronnée d'un toit plat. Bienvenue, Madame Schuller. Cette dernière fut étonnée de trouver là Ober. Ils se tenaient tous les trois à peu près au milieu de la limite sud du terrain et pointaient le doigt vers une maison imaginaire : façade orientée à l'ouest, pièces fonctionnelles disposées du nord au sud sur pilotis le long de l'impasse, accès vers la cour et le jardin juste au-dessous, pièces à vivre réparties d'ouest en est, venant clore le bâtiment au rez-de-chaussée, une partie d'entre elles, selon le nombre d'enfants, étant installées à l'étage où serait de toute façon l'atelier à cause du vasistas.
« Quel atelier ? », demande Lore.
« Le vôtre, chère madame », répond l'architecte.
À l'automne, déjà, le sol du terrain à bâtir est sondé, mesuré, les arbres abattus et les racines déterrées, enfin, avant les premières gelées, la cave est achevée. À la Saint-Nicolas, Johanna se retrouve avec une énorme égratignure, elle est tombée sur le terrain alors qu'elle avait interdiction d'y jouer. « Ou peut-être à cause de cette interdiction », remarque Petrus, « on aurait peut-être dû leur expliquer comment s'y prendre. » Toujours cette faculté de prévoir l'inéluctable : en mars, la municipalité de Neuss rapplique avec trois bulldozers et commence à entasser les gravats que déversent des semi-remorques pour ériger un rempart circulaire. Ainsi, entre la ville et les Schuller, c'est à qui construira le plus vite, les Schuller terminent les premiers, ils déménagent le 1er novembre 1970. Au mois de février suivant, la construction du rempart reprend. La bordure sud de Pomona ressemble à un paysage lunaire. Le matin à huit heures, les enfants sont collés à la vitre dès que les travaux redémarrent. Lore sait qu'elle n'a pas le droit de craquer maintenant. Elle n'a pas accepté le terme d'atelier, elle parle de bureau. Mais la pièce est grande, lumineuse, propre et équipée d'une grande table à dessin Marabu placée juste sous le vasistas. « C'est moi qui ai eu cette idée », a dit Ober pour plaisanter lors de la pendaison de crémaillère. Ce n'était pas tout à fait faux : par ce biais, Ober avait découvert comment éviter l'éternel retour de l'illustratrice nommée par mari interposé dans une entreprise en pleine frénésie d'expansion. « Tu n'as rien à craindre, des commandes, il y en aura toujours », lui a dit Petrus, mais c'est bien ce qu'elle redoute : Petrus lui apportera des commandes, remportera ses croquis - et elle ne verra plus que ses propres créations. Et la bouilloire de cuivre déborde... et ses yeux avec. C'est le métier qui veut ça.
À Pomona 133, les enfants sont rois. Lore se demande ce qui vaut le mieux dans l'existence, tenir les rênes ou se laisser porter. Sur un petit bloc, elle esquisse la couverture d'une revue, la phalange des lolitas de gauche dessine un point d'interrogation, celle de droite un point d'exclamation. Même Fabian, les petites filles l'ont adopté, comme un jouet. Elles n'ont qu'une hâte, c'est de lui donner son bain, de le langer et de le bercer pour qu'il s'endorme. Et toute la marmaille des autres maisons qui reste plantée là elle aussi, le plus longtemps possible. Heureusement, eux aussi ont leurs horaires. Johanna est toujours la chef de file, qu'il y ait quinze ou quatre enfants. Marlen, elle, se met à l'écart. Peut-être cette histoire de western n'est-elle qu'une comédie. Lore s'installe dans le salon de télévision déserté tandis que passe une de ces séries, un truc incompréhensible, surtout sans le son. Elle ne touche à rien. Marlen sursaute quand elle revient, elle est intimidée par sa propre mère ou alors elle se sent prise sur le fait mais cache son jeu, la bouche ouverte, les yeux baissés. Elle s'affale sur le Flokati. Une famille se réconcilie, les acteurs forcent leur jeu. Le ranch plongé dans la lumière du soir. Et tout à coup, Marlen se retrouve assise, elle entoure de ses bras ses jambes repliées, la tête posée sur les genoux, comme une amphore. Elle ne bouge pas. Sur l'écran, le générique défile : titre, interprètes, production, les mots sont comme tracés au pinceau, saccadés, tremblotant, blanc sur noir. Marlen a six ans et demi. Au moment où la speakerine apparaît, elle se laisse tomber, se retourne en roulant sur le dos, regarde sa mère dans les yeux et chuchote, ravie : « c'est toujours la même chose. Exactement la même chose. »
Traduit par Florence Tenenbaum