Alina Bronsky, Frankfurt (D)
Alina Bronsky est née en 1978 à Iekaterinbourg (Russie) et vit à Francfort. La candidature de Bronsky a été proposée par Ijoma Alexander Mangold.
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Alina Bronsky
Le Parc des Débris
Roman (extrait)
Il m'arrive de penser que je suis la seule dans notre quartier à avoir encore des rêves raisonnables. Ils sont au nombre de deux, et je n'ai à rougir ni de l'un ni de l'autre. Je veux tuer Vadim. Et je veux écrire un livre sur ma mère. Le titre est déjà trouvé : « Histoire d'une rousse écervelée qui vivrait encore si elle avait écouté son aînée pleine de bon sens ». Ce n'est d'ailleurs peut-être qu'un sous-titre. Comme je n'ai pas encore commencé à écrire, j'ai encore le temps d'y réfléchir.
La plupart des habitants de ce quartier n'ont aucun rêve du tout. J'ai posé la question. Et les rêves des quelques-uns qui en ont sont si lamentables que j'aimerais mieux, à leur place, ne pas en avoir du tout.
Le rêve d'Anna, par exemple, c'est de trouver un bon parti. Il devra être juge, avoir trente-cinq ans et ne pas être trop moche, si possible.
Anna a dix-sept ans, comme moi, et si un tel homme se présentait, elle l'épouserait illico, dit-elle. Elle pourrait alors, enfin, quitter le Solitaire et emménager dans le penthouse du juge. Moi exceptée, personne ne sait qu'Anna prend parfois le tram pour aller au centre-ville et là, elle fait seize fois le tour du tribunal de grande instance en attendant que le juge finisse par sortir, la découvre, lui offre une rose, et l'invite d'abord à manger une glace, puis à emménager avec lui dans son penthouse.
Elle dit qu'il faut se battre pour trouver le bonheur, sans quoi il vous passe à côté.
« - D'abord, est-ce que tu sais-tu ce que ça veut dire, Solitaire, espèce d'idiote, lui demandé-je. C'est un diamant particulièrement noble, tout seul sur la couronne. Si tu t'en vas, plus jamais tu n'habiteras dans un solitaire.
- Ça, tu viens de l'inventer. Jamais ils n'auraient donné le nom d'un diamant à un bloc de béton pareil, dit Anna. Et puis d'abord, quand on sait trop de choses, on devient vite toute vieille et toute fripée. » C'est un proverbe russe.
Comme le juge se fait attendre, Anna couche en ce moment avec Valentin, qui a lui aussi un rêve de la série C. Il veut une Mercédès blanche comme neige et flambant neuve. Pour l'instant, il faut déjà qu'il passe son permis, c'est pour ça qu'il distribue des journaux de petites annonces le matin avant l'école. À voir sa tête quand il fait ça, on dirait que quelqu'un lui a mis un cactus dans le pantalon.
Peter, du cinquième étage, rêve d'une vraie blonde aux yeux sombres. Autrefois, il était avec Anna, elle a les yeux marron, mais elle n'est pas vraie - du moins en temps que blonde. Il ne s'est encore jamais intéressé à moi. J'ai les cheveux trop foncés.
Je m'appelle Sascha Naimann. Je ne suis pas un garçon, même si ici, c'est ce que tout le monde croit en entendant mon nom. J'ai arrêté de compter le nombre de fois que je l'ai expliqué. Sascha, c'est un diminutif d'Alexandre ET d'Alexandra. Moi, c'est Alexandra. On m'appelle Sascha, ma mère m'a toujours appelée comme ça et c'est comme ça que je veux qu'on m'appelle. Quand on m'adresse la parole en disant Alexandra, je ne réagis pas.
Je me dis parfois que je n'ai plus envie de rencontrer des gens nouveaux, car j'en ai assez de réexpliquer tout ça depuis le début. Pourquoi je m'appelle Sascha. Depuis combien de temps je vis en Allemagne. Comment j'ai fait pour échanger en si peu de temps mon accent moscovite contre l'allemand standard dont j'expulse avec acharnement les sons chuintants du parler hessois, une prononciation prise au début de mon séjour auprès des Turcs de l'immeuble voisin.
Je me suis tout inculqué toute seule, pourrais-je répondre. Si tant est que je veuille répondre. Après tout, ma tête est pleine d'une substance grise qui ressemble à une noix et présente à l'œil nu nombre de circonvolutions, et au microscope une bonne dose de synapses. J'ai peut-être quelques millions de synapses en plus qu'Anna, c'est même sûr. Quand j'ai un B à l'école, le prof vient me voir et s'excuse.
Ma mère s'était mise à rire et avait dit que je lui paraissais bizarre. J'avais toujours été bizarre à ses yeux car je pensais plus logiquement qu'elle. Elle n'était pas bête, ça non, mais trop sentimentale. Elle lisait au moins un gros volume par semaine, jouait du piano, de la guitare, et connaissait un million de chansons.
Mais additionner un et un, ça, elle n'a jamais su. Ou comprendre que le moment était venu de mettre un homme à la porte. Toutes ces facultés, je les tiens manifestement de mon père. De lui, je sais qu'il avait plusieurs doctorats et un sale caractère. « Le caractère, tu l'as déjà, disait ma mère. Et les titres ne tarderont sans doute pas. »
Je suis la seule de notre quartier à fréquenter l'école Alfred-Delp. C'est un lycée catholique privé, et jusqu'à aujourd'hui, je ne sais toujours pas pourquoi ils m'ont prise, à l'époque, quasiment muette que j'étais, pas baptisée, vêtue d'un pull rose flashy tricoté par ma grand-mère daltonienne. Les pulls roses étaient alors encore loin d'être à la mode. Tenant la main d'une mère qui ne parlait alors que son anglais fleuri avec un accent épouvantable, mais très bruyamment, et portait ses cheveux roux flamboyants sans les attacher et un litre de lait dans un sac plastique de chez Aldi.
Outre ma mère, des centaines de catholiques allemands, architectes, médecins et avocats y avaient inscrit leurs enfants. Des gens sur le front desquels figurait en capitales « Généreux bienfaiteur ».
J'ai appris entre-temps que mon admission correspondait à un projet de l'école : pratiquer un brin d'intégration et soigner beaucoup son image. Médecins, avocats et architectes, tous avaient essuyé un refus pour leurs enfants. Le premier jour, les autres élèves me regardèrent avec de grands yeux comme si je venais de descendre d'un ovni. La plupart n'ayant encore jamais vu de près un authentique étranger, tous furent gentils avec moi.
Ma mère déclara que, tout de même, je devrais inviter mes camarades d'école à la maison. Si elle parlait ainsi, c'est qu'elle n'avait aucune idée de ce que cela représentait. Elle invitait sans cesse des amis. Mais moi, pour avoir déjà été invitée chez deux filles de ma classe, je ne pouvais pas, avec la meilleure volonté du monde, m'imaginer leur rendre la pareille.
Je me demande bien ce qui m'avait tellement bouleversée alors : l'ordre qui régnait dans la chambre de ma camarade Mélanie ; ou bien le mobilier, dont je pensais, avant de le voir chez elle, qu'il ne se trouvait que dans les catalogues ou dans l'imagination d'Anna ; ou encore les draps avec des dessins de chevaux. Je n'avais jamais vu de draps de plusieurs couleurs. Chez nous, tous les draps étaient blancs ou à motifs bleu pâle, tous très vieux et usés par le lavage. Je me demandais comment on pouvait s'endormir sur ou sous ces chevaux sans en avoir des éblouissements.
Ma camarade d'école Mélanie avait des joues roses, sentait le savon et portait un blouson en jeans repassé. Pendant le déjeuner, sa mère me regarda de côté d'un air plein de commisération et me posa des questions, sur ma ville natale, sur le temps qu'il faisait à Moscou, sur mon ancienne école et sur ma mère.
Je racontai que ma mère avait fait des études d'histoire de l'art et qu'elle se produisait à Moscou dans un groupe de théâtre qui était régulièrement interdit, et qu'ici aussi, elle cherchait un petit théâtre où jouer. La mère de Mélanie avala sa salive avant de me demander si la vie n'était pas trop dangereuse dans la tour où nous habitions. Je lui répondis que c'était bien plus propre et agréable que la maison dans laquelle nous vivions là-bas. Je disais toujours « là-bas » pour parler de la Russie.
Mélanie se contentait de mastiquer ses chaussons au fromage blanc sans dire un mot.
Le repas terminé, nous allâmes dans sa chambre bien rangée. Mélanie alluma sa chaine stéréo. Découvrant une pile de vieux numéros de Bravo, je me mis à lire. Pendant ce temps-là, Mélanie pivotait sur sa chaise de bureau en téléphonant à une copine. Si on considère que nous n'avions rien à nous dire, le temps passait plutôt bien, selon moi. Le soir, la mère de Mélanie me raccompagna à la maison et, jetant autour d'elle des regards affolés, insista pour me conduire jusqu'à la porte de l'appartement et me remettre entre les mains de ma mère.
Mais ma mère n'était pas à la maison. J'avais une clé.
« - Reviens-nous voir, me dit la mère de Mélanie en me donnant une petite tape la joue.
- D'accord, dis-je tout en pensant : mais seulement s'il y a d'autres numéros de Bravo. »
Après cette expérience, je jetai un autre regard sur notre appartement.
Notre divan récupéré sur le trottoir avant la collecte des objets encombrants, avec la petite table dont le troisième pied se casse quand on la regarde de travers. La petite télé avec la pile de cassettes vidéo. Déjà à cette époque-là, plus personne n'avait de cassettes vidéo ! L'armoire sans porte. Les chaussettes de mon beau-père sur le radiateur. Le collant de mon petit frère jeté par-dessus la chaise. Nos cinq chaises venaient des objets encombrants, notre vaisselle du marché aux puces.
Notre table de cuisine était couverte de bocaux à confiture, lettres, cartes postales, bouteilles et vieux journaux. À l'époque, nous n'avions pas encore de lave-vaisselle et toutes les assiettes s'empilaient en général dans l'évier en attendant que ma mère rentre le soir et fasse du rangement. Il m'arrivait de le faire, mais c'était plutôt rare. Et surtout pas quand Vadim me le demandait. Sauf s'il prononçait de sa bouche crasseuse le nom de ma mère d'un ton menaçant, alors là, je me mettais aussitôt à ranger.
Je déteste les hommes.
Anna dit qu'il y a aussi des hommes bien. Gentils, aimables, qui font la cuisine et le ménage, qui gagnent de l'argent, veulent des enfants, font des cadeaux, réservent un vol pour les Canaries et portent des vêtements propres, qui ne boivent pas et peuvent même être beaux. Où les trouve-t-on, je vous le demande. Sur la lune ? Anna prétend qu'il en existe, des hommes comme ça, peut-être pas dans notre ville, mais sans doute à Francfort. Mais elle-même n'en connaît aucun, sinon, à la rigueur, ce qu'elle a vus à la télé.
C'est pourquoi je répète volontiers ce que ma mère disait toujours : je suis mon homme à moi.
À quoi il faut ajouter qu'elle avait beau dire ça, jamais elle ne s'y tenait.
Je vais beaucoup mieux depuis que je sais que je vais tuer Vadim. Je l'ai aussi promis à mon petit frère Anton, neuf ans. Je crois que lui aussi, depuis, va mieux. Quand je lui en ai parlé, il a écarquillé les yeux et m'a demandé, le souffle coupé : « Et tu vas t'y prendre comment ? »
J'ai fait comme si je maîtrisais la situation. « Il y a des milliers de possibilités. Je peux l'empoisonner, l'étrangler, l'étouffer, le poignarder, le jeter du balcon, lui rouler dessus en voiture.
- Mais tu n'as pas de voiture, répondit mon frère Anton, en quoi il avait bien entendu raison.
- D'ailleurs en ce moment, je ne peux pas lui mettre la main dessus, rétorquai-je. Tu sais bien qu'il est en prison. Et il va y rester pas mal d'années.
- Alors ça va durer encore si longtemps ?, demanda Anton.
- Ça oui. Et c'est très bien comme ça. J'aurai du temps pour me préparer. Tu sais, ce n'est pas si facile que ça de tuer quelqu'un quand c'est la première fois.
- La fois d'après, ça ira sûrement mieux, répondit Anton d'un ton de connaisseur. - Pour l'instant, c'est de cette fois-là que je veux m'occuper. Ce n'est pas censé devenir un passe-temps. »
J'étais soulagée qu'Anton trouve cette idée bonne. Après tout, Vadim est son père. Mais le petit le déteste autant que moi. Et peut-être même plus. Mais lui, à la différence de moi, il a peur de Vadim depuis toujours, et il avait donc déjà les nerfs en capilotade.
Aujourd'hui encore, Anton est complètement à bout, son état ne s'améliore pas et je me demande si toutes ces thérapies servent à quelque chose. Anton bégaie, à l'école il ne peut pas rester assis, il fait dans son lit et il se met à trembler dès que quelqu'un hausse la voix. Et avec ça, il prétend ne se souvenir de rien. Je lui dis toujours : c'est mieux pour toi. Moi aussi, je suis contente de ne me souvenir de rien, et pourtant, j'étais là.
Mon rêve numéro un, je peux en parler avec Anton. L'autre non. Car il suffit que quelqu'un prononce en sa présence le mot « maman » pour qu'Anton se fige et qu'il n'y ait plus moyen de lui parler. D'autres enfants du Solitaire trouvent ça palpitant de tester régulièrement si cette réaction continue de se produire.
Voilà pourquoi je flanque une gifle à tout enfant qui fait exprès de prononcer le mot « maman » en présence d'Anton. C'est bien le moins que je puisse faire pour mon frère. En plus de ne pas le chasser la nuit quand il vient en hurlant se réfugier dans mon lit, se presser contre moi et, terrorisé par la sonnerie du réveil, qu'il me pisse sur la jambe.
Jadis, bien entendu, je voulais être célèbre, comme tout le monde. Je n'aurais rien eu non plus contre le fait que ma mère soit quelqu'un d'important dont tout le monde parle. Mais quand nous sommes effectivement tous devenus célèbres, alors j'aurais voulu tous les étrangler : les photographes et les cameramen, tous ces hommes et ces femmes munis de micros et de petits blocs-notes qui filmaient notre entrée d'immeuble et sonnaient chez nos voisins pour demander s'il y avait eu vraiment beaucoup de boucan ce soir-là. Qui avait crié, qui avait pleuré, qui avait couru, et si Vadim avait vraiment dit ces mots : « C'est du sang, ne mets pas le pied dedans » ? Et aussi : « C'est fini, fiche le camp. » ?
Le lendemain, ma mère faisait la une de tous les journaux. Son prénom, l'initiale de son nom de famille, son année de naissance et une photo. Ils l'avaient eue par son groupe de théâtre, une belle photo, les longs cheveux roux, le visage pas aussi maquillé que d'habitude, le pull noir. Dans ces journées-là, elle devint une star.
Regarde, tu es contente, maintenant, lui ai-je demandé. Est-ce que je ne t'avais pas prévenue ? Pourquoi l'as-tu épousé, ce salaud ? Pourquoi l'as-tu laissé entrer dans l'appartement, ce soir de malheur ? Tu as toujours été une femme incroyablement stupide, lui ai-je dit. Comment as-tu seulement pu me faire ça, avoir été si bête ?
Plus tard, je me suis excusée auprès d'elle. Elle était comme elle était, elle n'y pouvait rien. Elle était de ce modèle qui ne se fabrique plus aujourd'hui - en un peu plus, un peu mieux et un peu plus raffiné. Et ça, je l'écrirai dans mon livre, pour que tout le monde le sache. Je ne veux pas qu'elle soit célèbre à cause de cette mort si lamentable.
Ces articles de journaux, je les ai tous lus, dès le début. J'allais au kiosque et j'achetais tout ce qui était disponible. Les premiers jours, nous ne sommes pas restés à la maison, car le service d'aide sociale à l'enfance nous avait logés dans un appartement de la ville. Mais au bout de deux jours, j'ai dit que nous ne tiendrions pas. Il n'y avait pas un gramme de poussière dans cet appartement, pas un livre, pas de vie. Seulement un grand ficus en plastique vert. J'ai dit que les petits voulaient rentrer chez eux.
On nous permit de rentrer à la maison, bizarrement tout était rangé comme jamais auparavant. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, plusieurs femmes aux cheveux courts s'occupaient de nous, elles se ressemblaient toutes et portaient des doubles noms, il y avait aussi un homme aux cheveux longs et, lui aussi, il avait un double nom.
Je n'ai guère de souvenirs de ces journées-là. Je sais seulement que je parlais presque sans interruption et que je leur expliquais comment notre vie était organisée avant et qu'il ne fallait pas changer d'un iota. Qu'en aucun cas elles ne devaient acheter autre chose à manger que ce à quoi nous étions habitués. Mais un jour, il y a eu du beurre bio sur la table, et j'ai fait une crise.
Je me rappelle encore le regard que m'a lancé l'une des femmes quand je suis tombée par terre en hurlant, en plein dans le beurre que je piétinais. Il y avait du soulagement dans ce regard. Pendant des jours et des jours, elles m'avaient bassinée en me disant qu'il ne fallait pas que en ce moment, je fonctionne comme il faut. Que je pouvais laisser libre cours à mes sentiments. Et même, qu'il était nécessaire que je le fasse.
Mais je ne les avais pas écoutées.
Et un jour, Maria apparut. Une cousine au second degré, importée de Novosibirsk avec trois valises pleines à craquer. Une chance, pour les enfants traumatisés, de former à nouveau une famille.
Au fait : c'était une cousine de Vadim.
J'avais accepté qu'elle vienne car après l'expérience de l'appartement en ville, j'étais allergique au mot foyer, et il n'y avait pas non plus foule comme famille d'accueil prête à prendre chez soi d'un coup trois mioches d'origine russe en état de choc. Et encore moins à s'installer dans leur appartement, dont la porte était aussi souvent mitraillée par les photographes que Heidi Klum.
Va pour Maria.
Maria a environ trente-cinq ans mais en paraît cinquante. Elle a travaillé à Novosibirsk dans la cantine d'une usine. Maria, c'est deux mains calleuses grandes comme des battoirs mais avec du vernis à ongles rouge sang, des cheveux courts, teints en blonds et permanentés, des jambes comme des poteaux avec des varices cachées sous des bas en laine, une douzaine de robes à fleurs, un popotin assez large pour servir de terrain d'atterrissage à un hélicoptère, un parfum douceâtre qui fait éternuer, une grande bouche peinte en rouge, de bonnes joues, de petits yeux.
Des yeux gentils. D'ailleurs, elle est gentille, Maria.
Alissa succomba aussitôt à son charme, radicalement. Maria par-ci et Maria par-là, Mascha, ma Ma-Ma-Ma-MAMAN ! Non que ça me mette en rogne contre elle. Car elle était encore sacrément petite.
Tout de suite, elle prit possession de l'immense giron de Maria. Je crois bien que pendant des jours entiers elle refusa d'en descendre, et Maria était très énervée, car ce n'était vraiment pas pratique de faire la cuisine avec Alissa blottie contre elle. Comme si l'un de nous avait voulu ça, manger.
Elle cuisinait bien, Maria. Elle cuisine toujours bien. Bien mieux que ma mère. Maria sait faire le bortch et d'autres soupes compliquées. Chez nous, ça sent toujours la nourriture. Elle prépare de vrais bouillons, de poule ou de bœuf, avec des légumes et du bouquet garni. Elle fait frire des boulettes à la forme impeccable et fait des crêpes fines comme de la dentelle. Au supermarché russe du coin, elle a découvert du lait concentré sucré, une espèce de pâte sucrée qui, à l'époque soviétique, était plus recherchée que le caviar et dans laquelle elle trempe ses crêpes roulées. Elle fait des bocaux de cornichon et des confitures de cassis.
Dans les articles de journaux, Maria était décrite comme « la seule parente en vie disposée à s'occuper des trois enfants restés seuls. »
Nous n'étions pas « restés seuls ». Et Maria n'est pas venue pour nous sacrifier sa précieuse existence. Si vous travaillez à Novosibirsk dans une cantine et qu'on vous demande à brûle-pourpoint si vous voulez aller en Allemagne préparer de la soupe pour quelques enfants, c'est un peu moins qu'une moitié de royaume, d'accord, mais c'est beaucoup plus que six chiffres gagnants au loto.
D'autant que Maria a seulement été mariée à un moment de sa jeunesse et a eu vite fait de divorcer. Peut-être bien par deux fois. Elle n'a ni enfants ni animaux domestiques, et elle s'est dit que rien ne la retenait dans son logement d'une pièce et sa cantine. Entre-temps, cela s'est révélé faux, et j'aurais pu le lui dire tout de suite. Car à Novosibirsk, elle trouvait toujours des oreilles disposées à entendre ses points de vue, qu'elle illustre d'anecdotes puisées dans sa vie détraquée. Ici, en revanche, personne ne s'y intéresse. Alors elle est généralement condamnée au silence.
Au bout de presque deux ans, Maria connaît une vingtaine de mots allemands, bus, pomme de terre, beurre, poubelle, cuisine, laver, va t‘faire foutre (à l'adresse des adolescents à cheveux noirs bouclés qui la sifflent dans la rue en faisant des gestes inquiétants). À l'occasion, elle forme des phrases avec ces vocables. En général, elle se plante.
Quand ce n'est pas dans un supermarché russe qu'elle fait ses courses, il faut qu'elle désigne les produits du doigt et écrive les chiffres. Elle a en permanence un bloc-notes sur elle. Après les courses chez Aldi, elle est toujours en nage. Quand on lui adresse la parole dans la rue, elle se met à gémir et son visage se couvre de plaques rouges. Quinze jours durant, j'ai répété avec elle la phrase « Je ne parle que russe ». Elle l'a avec elle, sur un petit papier dans son porte-monnaie, transcrite en caractères cyrilliques.
À chaque fois que les doubles noms du service d'aide sociale à l'enfance viennent nous rendre visite, Maria panique, et je dois, avant et après, passer du temps à la réconforter en l'assurant qu'elle s'en tire bien et qu'elle ne retournera pas aux casseroles de sa cantine.
En effet, elle a beau être malheureuse comme une pierre au Solitaire, à aucun prix elle ne retournerait à Novosibirsk, pas déjà, en tout cas. Elle rêve d'y rentrer un jour, oui, avec une taille de guêpe, élégamment maquillée, avec une valise remplie de fringues chic, bras dessus bras dessous avec un Allemand à la moustache bien soignée. Il devra être riche et beau et surtout, parler russe, car l'allemand, dit Maria, c'est pire que ce chinois que j'apprends le mardi après-midi dans un groupe d'étude à l'école.
Quand je fais mes devoirs, il lui arrive de soupirer, derrière moi, et de livrer son commentaire : « Étudier, c'est important, c'est bien. Moi, autrefois, je n'ai jamais étudié, j'ai toujours travaillé. Même quand j'étais enfant. Et maintenant, regarde-moi. Est-ce que ça valait la peine de s'échiner comme ça ?
¬- Lis donc quelque chose, ma poulette, lui dis-je. Pas forcément Guerre et paix. Essaie donc avec un polar.
- Ah, mon soleil, je suis toujours tellement fatiguée le soir, me répond-elle. Je lis à peine quelques lignes que déjà j'oublie ce que c'était, et je dois recommencer au début. Ça me fatigue tellement. »
C'est pourquoi elle lit chaque jour une feuille de l'éphéméride « Pour la femme orthodoxe », tantôt il y a une recette, tantôt un tuyau pour maigrir plus vite, tantôt une blague, et ça lui suffit. Moi je lève les yeux au ciel, mais en évitant qu'elle me voie. Car elle n'y peut vraiment rien, si elle a eu si peu de synapses en partage et si par-dessus le marché elle en a laissé les deux tiers dans sa cantine d'usine.
Je me fais seulement un peu de mouron pour Alissa. Bien sûr, Maria est encore un peu supérieure intellectuellement à ma petite sœur avec ses quatre ans tout juste, mais ça ne tardera pas à changer. J'ai introduit dans l'emploi du temps journalier de Maria des heures de lecture obligatoire. « Je ne savais pas, s'est étonnée Maria après le premier livre d'images, qu'il y avait des livres si intéressants. »
Elle aime tendrement Alissa. À tel point qu'elle s'opposait à laisser aller la petite, à trois ans, à la maternelle, où il y a des maladies infantiles et de la nourriture surgelée, et que j'ai dû brandir la menace du service d'aide sociale à l'enfance pour briser sa résistance. Maria passe son temps à bécoter et cajoler ma sœur, et ce n'est qu'en ravalant force larmes qu'elle évite d'enfreindre mon interdiction absolue de dire en gémissant « Ma pauvre petite orpheline ».
Si Maria devait s'en retourner à Novosibirsk, cela lui briserait le cœur à elle, et aussi à ma sœur. « Quand notre petite Ali sera grande, je me sentirai libre à nouveau, dit Maria. Je veux l'élever, pour qu'elle soit heureuse et en bonne santé (ma-pauvre-petite-orpheline). »
D'autres jours, Maria affirme qu'elle ne se sentira pas libre avant qu'Alissa ait trouvé un homme comme il faut à épouser.
« Tu n'es pas une esclave, dis-je. Peut-être qu'Alissa ira sur ses quarante ans quand elle trouvera un homme comme il faut. Si elle a de la chance. »
Maria pousse un soupir. « Quand ma petite Ali aura un diplôme, finit-elle par dire, alors moi aussi je ne serai pas malheureuse. »
« Diplôme », il y a pour elle autant de magie dans ce mot que dans « impôt sur le revenu des capitaux » ou « paracétamol ».
Elle donnerait sa vie pour Alissa. Ce qui ne signifie pas qu'elle ait quelque chose contre Anton. Régulièrement, elle tente de caresser ce petit orphelin-là, mais Anton refuse ce contact. Il recule d'un pas, jusqu'à être dos au mur. Alors Maria comprend qu'elle ne doit pas le toucher.
Et moi : Maria a peur de moi, et ça a ses avantages.
Maria voit plusieurs raisons de me vénérer. Je maîtrise la langue de ce satané pays. Je lui explique le monde d'ici, je l'accompagne faire les courses pour lesquelles il lui faut un interprète. Je sais comment il faut s'y prendre pour faire une demande d'aide sociale et d'allocations. La plupart du temps, je suis là quand le service d'aide sociale à l'enfance fait son inspection. Quand je dois lui traduire une question, je réfléchis du même coup à la réponse qui va avec.
Maria a une peur panique de tout ce qui a trait à l'administration. Elle se sent aussi petite qu'une fourmi devant quiconque dégage une impression d'autorité étatique. Elle vouvoie même le distributeur automatique de ticket, et quand il y a effectivement un contrôle dans le bus, elle arbore un sourire humble et elle est tellement pressée pour sortir son ticket de son sac à main que son bâton de rouge et ses tampons volent de toutes parts comme des projectiles.
« Du calme, Maria, lui dis-je tout bas si par hasard je suis là avec elle, et je me mets à quatre pattes pour récupérer les ustensiles dispersés, tandis que Maria reste à regarder avec un sourire figé le dos du contrôleur. - Je n'aurais jamais cru que c'en était un, chuchote-t-elle avec respect. Des cheveux longs, et une boucle d'oreille comme un des Beatles. On leur permet de ces choses. Qu'est-ce que c'est qui lui pend à l'oreille ?
- Un lecteur mp3, lui expliqué-je.
- Quoi ?
- De la musique.
- Je crois bien que tu deviendras comme ta mère, s'exclame Maria dans ces moments-là. - Quoi ?! »
Elle frappe dans ses mains au-dessus de sa tête.
« - Qu'est-ce que tu as dit ?
- Rien rien, murmure-t-elle, rien rien. »
Et puis nous descendons à un arrêt au centre-ville pour aller changer la montre-bracelet que Maria a achetée il y a deux jours pour 4,95 euros et qui ne marche plus depuis hier.
Traduit par Bernard Banoun