Markus Orths, Karlsruhe (D)

Markus Orths est né en 1969 à Viersen et vit à Karlsruhe. La candidature de Orths a été proposée par Daniela Strigl.


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Markus Orths

La femme de chambre

[Extrait de roman]

 

Dans sa vie, tout va comme sur des roulettes. Lynn a appris à plier les serviettes de bain en forme de cygne. Avec les pensionnaires qui séjournent plus longtemps, il lui arrive de recevoir un pourboire. Lynn ne fait pas que nettoyer, elle nettoie de fond en comble. Là où d'autres femmes de chambre ne voient plus rien, pour Lynn cela ne fait que commencer. La légère trace sur la petite table en bois vient du verre de vin, une trace que l'on ne remarque qu'en se penchant et en fermant un œil : Lynn attrape son nettoyant et la fait disparaître. Les mouchetures dans les rainures du rebord de la fenêtre sont des restes de cendre à peine visibles : Lynn les gratte à l'aide d'un couteau. Une trace de doigt sur le carrelage au niveau des yeux : aucune autre ne s'en serait aperçu. Les tiroirs de la commode : pas un grain de poussière à l'intérieur. Lynn s'est fait pousser les ongles des pouces afin de nettoyer la saleté incrustée dans les armatures. Les draps sont étendus sur les lits comme s'ils venaient d'être repassés, les couvertures sont posées à plat, et pas le moindre coin de serviette ne dépasse de la pile. Des chaises sont placées devant des armoires, les dessus d'armoires sont dépoussiérés, les barres du radiateur, les recoins des toilettes, désodorisant, aération, une odeur de fraîcheur. Dans l'espace infime entre le miroir et le mur, Lynn glisse un chiffon humide dont elle a entouré la lame d'un couteau, elle nettoie l'intérieur et l'extérieur des abat-jour, elle déplace les tables et passe l'aspirateur sur des tapis bien à plat.

De plus en plus souvent, Lynn revient dans les chambres. Non dans les chambres en départ, mais dans les chambres occupées. Quand elle croit savoir que leurs occupants sont partis et ne rentreront pas avant la tombée de la nuit. Alors Lynn flaire. Quelle est l'odeur de l'homme qui habite ici ? Est-ce qu'il sent la lavande ? Est-ce que son pyjama sent la sueur ? Avec quelle lessive a-t-on lavé le linge dans les valises ? Pêche ? Violette ? Senteur de printemps ? Est-ce qu'il se rase à sec ou la peau humide ? Qu'est-ce qu'il a noté sur le papier ? Les affaires sont-elles posées correctement sur le dos de la chaise ? Qu'y a-t-il dans les poches ? Pourquoi est-il ici ? Montage ? Réunion de travail ? Voyage privé ?

Markus Orths (Foto ORF/Johannes Puch)

Dans la chambre suivante, une femme : les chaussures près de la chaise ont des talons sacrément hauts, pour porter des chaussures pareilles il doit falloir être très sûre de soi, avoir confiance en soi, se trouver belle, pour porter des chaussures pareilles il faut vouloir surplomber le monde, la culotte porte des traces de pertes blanches, dans la salle de bain Lynn trouve le médicament, légèrement caché, en bas, dans la trousse de toilette, KadeFungin, mycoses, sur la valise est collée une étiquette, Sabrina Hutwelker, Sabrina, pense Lynn, ça fait penser à Humphrey Bogart.

Chambre 309, un sac de Lidl sur la chaise, comment peut-il s'offrir une nuit à l'Eden, trop cher pour lui, c'est sûrement son entreprise qui lui a payé le séjour, dans le sac de Lidl il y a des chips, des cacahouètes, du chocolat et une bouteille de vin avec un bouchon qui se visse, il est petit, cet homme, petit et gros, une pommade cicatrisante, il a dû tomber, une écorchure, le reste d'un pansement dans la poubelle ou, pense Lynn, il s'est fait battre, frapper, peut-être que c'est quelqu'un dont on se moque, quelqu'un dont on plaisante, depuis l'école déjà, ce gros garçon à lunettes, aujourd'hui il porte des lentilles, la boîte vide est posée là, ouverte, enfant il portait toujours ces grosses lunettes qui déforment les yeux, un roman de gare sur la table de nuit, déjà en bien piteux état, un exemplaire défectueux, trouvé dans une brocante, pour un cinquante, et comme si cette somme représentait une valeur inestimable, l'homme a griffonné ces tristes mots sur la première page : Ce livre appartient à Bernie Willms.

Jour après jour, Lynn reste plus longuement. Elle n'a plus rien à faire dans la chambre où elle se trouve, bien après midi, son travail est terminé depuis des heures. Si le pensionnaire devait avoir oublié quelque chose ou si un rendez-vous devait avoir été déplacé, s'il devait apparaître dans sa chambre contre toute attente, Lynn serait dans le pétrin. Elle ignore si l'excuse préparée à l'avance serait crédible. Mais c'est bien là tout le charme : le danger de se faire prendre. Un sèche-cheveux de voyage ? Cette femme n'a jamais été dans un hôtel ou alors elle ne fait pas confiance aux sèche-cheveux des hôtels. Des chaussons ? Séjour assez long. Un minibar dévalisé ? Aucune modération. Pas de pyjama dans le lit ? Le pensionnaire a dormi nu, non, le pyjama se trouve dans l'armoire, il l'y a jeté. Lynn laisse le pyjama où il est, elle ferme l'armoire, tire sur la couverture du lit, mais le pyjama ne lui sort pas de la tête. Elle regarde l'heure, ouvre l'armoire, elle en sort la veste de pyjama, la secoue. On peut la boutonner comme un chemisier. Lynn la passe sur ses épaules. Reste debout un moment. Affolement quand elle s'imagine que la porte s'ouvre. Elle jette de nouveau le pyjama dans l'armoire. Et puisqu'on en est aux pyjamas : un pyjama rouge-rose et à côté des chaussettes jaunes pour la nuit ? Cette femme est encore une enfant : elle veut qu'on l'emmène au lit. Une nuisette, des bretelles fines ? Pour qui porte-t-on une chose pareille ? Cette femme est seule ici, chambre simple, le lit n'est défait que d'un côté. Lynn se déshabille, à la hâte, se retrouve nue devant le lit. Elle jette sa tenue de ménage sur la chaise. Elle enfile tant bien que mal la nuisette étroite. Elle est trop petite, le tissu lui recouvre à peine le sexe. Alors elle entend des voix devant la porte, elle s'arrache le vêtement du corps, il reste intact, Lynn respire à toute allure, mais les voix s'estompent. Lynn remet sa tenue de ménage et refait le lit.

 

C'est arrivé un mardi.

Lynn a donné des couleurs aux jours. Les mardis portent la couleur d'une coquille d'œuf. Le matin, elle a cassé un œuf, mais ne l'a pas mangé. A présent, elle se trouve dans la chambre 303, elle entend des pas dans le couloir, sursaute, elle a perdu le lien avec le temps, elle regarde l'heure, cela fait longtemps que sa journée est finie, et Lynn sait déjà qu'ils vont s'arrêter devant la chambre où elle se trouve et ne devrait plus se trouver. Lynn porte la veste de pyjama du pensionnaire par-dessus sa tenue de service. Elle l'a boutonnée. Les manches sont beaucoup trop longues. Elle entend la clé dans la serrure. La porte s'ouvre, le pensionnaire entre dans la pièce.

Et Lynn ?

A disparu.

Son cœur donne enfin signe de vie.

Elle est sous le lit.

C'est un lit double.

Elle porte toujours la veste de pyjama. Lynn tourne la tête sur le côté. Elle peut voir les jambes de l'homme qui se rend dans la salle de bain. Elle entend le jet d'eau de la douche. C'est sa chance. Elle quitte sa cachette. Elle lance un regard vers la porte de la salle de bain, rien, Lynn plie la veste de pyjama et la fourre sous la couverture du lit.

Et maintenant ?

Il lui faut juste quitter la pièce sans bruit. Et tout rentrerait dans l'ordre. Elle hésite. Le jet d'eau de la douche se fait toujours entendre.

Lynn n'ouvre pas la porte.

Elle reste.

Elle joue.

Elle veut.

Elle sent le chatouillement de la tentation sur sa peau. Encore une courte hésitation : Mais qu'est-ce que je fais ici ? Alors Lynn agit.

Elle retourne sous le lit.

Est allongée là.

Attend.

La vie, c'est comme ça.

Markus Orths (Foto ORF/Johannes Puch)

Quelques minutes suffisent à explorer son domaine, à le renifler, à y mettre ses marques. C'est sombre ici et poussiéreux, mais elle ne se sent pas oppressée. S'il n'y avait pas les deux côtés ouverts, elle se croirait dans un cercueil, mais les deux côtés sont bien ouverts, ils donnent de l'air et de la lumière. Entre la pointe de son nez et le sommier à lattes, il reste plus de la largeur d'une main. Lynn peut agripper le sommier avec ses mains. Elle peut se mettre les mains sur la tête. Elle peut les glisser sous ses reins. Des lattes, les reflets des matelas, un sommier, deux sommiers, un pour chaque matelas, quatre-vingts centimètres de largeur chacun, deux mètres de long, à la place des épaules quatre renforts un peu galbés, pas trop, ils dérangent à peine, le lit a quatre pieds, pas de pieds supplémentaires au milieu. Lynn pose les mains sur les traverses au niveau des hanches.

L'homme revient dans la chambre. Il allume le téléviseur. Claquement d'un briquet, expiration longue, détendue. D'abord un film que Lynn ne connaît pas. Elle s'amuse à créer des images à partir de ce qu'elle entend. Plus tard une chaîne d'informations. Douce respiration du sommeil en haut, mais l'homme ne ronfle pas. Comment peut-il dormir en écoutant ça ? Peut-être à cause du son monotone des paroles ? Et voilà une voix que Lynn parvient à attribuer au président américain. Il dit : When I talk about war, I actually talk about peace. Une heure plus tard, le programme est répété, des nouvelles quasiment identiques, une boucle sans fin. Lynn tombe dans un demi-sommeil. Puis elle finit elle aussi par s'endormir. A un moment donné, elle retrouve ses esprits, le téléviseur est éteint, son cou lui fait mal, mais Lynn se sent bien, sous le lit, elle écoute un moment la respiration au-dessus d'elle. Au petit matin, elle sort de sa cachette tandis que le pensionnaire de l'hôtel se douche.

Le mercredi est le jour de repos de Lynn. Elle quitte l'hôtel par la porte de derrière sans être vue. Son cœur bat plus fort quand elle pense à cette nuit. Quand elle pense à ce qui aurait pu se passer. Quand elle pense à ce qu'elle aurait pu entendre. Quand elle pense qu'elle aurait pu se faire prendre. Une couche de fatigue la recouvre. Tout est étrangement opaque. Mais elle sait qu'elle le refera, qu'elle doit le refaire, qu'elle a trouvé quelque chose. Tous les mardis, dit Lynn, je le referai tous les mardis.

 

Dimanche, elle s'impatiente. Elle ne sait pas si elle pourra tenir jusqu'au mardi. Encore deux nuits dans son propre lit. Encore deux nuits seule. Et au moment-même où elle pense qu'elle se glissera dès lundi peut-être sous le lit du pensionnaire de la chambre 307 - c'est une vieille femme qui s'est installée pour une semaine et qui possède curieusement un dentier de rechange, flottant comme un sourire oublié dans le verre à dents - au moment-même où Lynn essore sa serpillère et écoute l'eau s'égoutter doucement, Heinz entre dans la chambre 302 où elle est en train de faire le ménage.

« Lynn », dit-il.

Lynn se redresse et le regarde.

« Il y a eu un appel », dit Heinz.

« Un appel de qui ? »

« De ta mère. »

Lynn quitte sa tenue de service. D'un geste mécanique. Le dimanche est bleu pâle, Lynn monte dans un taxi pour se rendre à la gare, monte dans le train pour rentrer chez elle, quatre heures de voyage, à la gare de sa ville d'origine elle prend un taxi pour l'hôpital, là elle hésite, elle fume et essaye de retenir autant de fumée que possible, elle écrase la cigarette dans le cendrier. A côté d'elle, un homme avec un large pansement sur le crâne tire sur une cigarette, il sourit. A l'accueil, Lynn apprend le numéro de la chambre : 118. Un et un deux, deux et deux quatre, quatre et quatre huit. 118. Sa mère ne dort pas. Les premières paroles se veulent rassurantes. Rien de grave, dit la mère, heureusement arrivée à temps à l'hôpital, opération réussie, un by-pass, serai dans deux-trois semaines de retour à la maison, changer de mode de vie, moins de matières grasses etc. mais je suis contente de te revoir, Linda. Lynn approche une chaise du lit. Ça fait un bruit à donner la chair de poule. Il y a une deuxième femme dans la chambre, elle dort, à côté du lit une pile de magazines.

« Comment c'est arrivé ? », demande Lynn.

« En tondant la pelouse. Mais tout va bien, le by-pass tient bien, l'opération a bien marché. D'ailleurs by-pass, ça s'écrit sans e. J'ai toujours cru que ça s'écrivait avec un e, tu comprends, comme passe, mais ça s'écrit sans e. C'est de l'anglais. »

Lynn sort des cigarettes de sa poche, regarde autour d'elle, se ravise et les range.

« Depuis quand es-tu rentrée ? », demande la mère.

« Depuis trois mois. »

« Tu aurais pu venir me voir. »

« C'est vrai », dit Lynn.

« Qu'est-ce que je t'ai fait ? »

« Maman », dit Lynn en la regardant de façon à ce qu'elle se taise.

Je peux à peine me porter moi-même, aurait-elle préféré dire, comment devrais-je te porter si je peux à peine me porter moi-même ? Mais elle ne le dit pas. Elle se tait. Il n'y a plus de place pour toi sur mon épaule, aurait préféré dire Lynn, il y a à peine assez de place pour moi, je me traîne moi-même tant bien que mal. Si en plus je dois te porter, je vais m'effondrer.

« C'est bien que tu sois là », dit la mère.

« Je ne peux pas rester longtemps. »

« Bien sûr. »

Elle ne laisse rien paraître, se dit Lynn. Elle se contient. Comment peut-on se contenir, pense Lynn et elle feint de ne pas voir sa mère. Se contenir c'est toujours se dominer, se dominer c'est toujours se faire mal. Nous nous faisons du mal tous les jours. Nous faisons tous les jours quelque chose qui ne va pas. Nous vivons dans un espace de contradictions simultanées.

« Tu peux me verser de l'eau ? »

Markus Orths (Foto ORF/Johannes Puch)

Lynn verse de l'eau dans le verre, peu gazeuse, la femme d'à côté se réveille, laisse entendre un ronflement juste avant de se réveiller, sursaute légèrement, salue la visiteuse, Lynn fait un signe de tête, la mère n'accorde aucune attention à la femme, elle continue de parler à Lynn, elle parle de fleurs qu'elle a plantées, de la mauvaise herbe qu'elle a arrachée, de figurines qu'elle a fabriquées, d'occupations qu'elle a prévues. Cet automne, elle part en Toscane, une compagnie de voyage.

« Je suis contente pour toi », dit Lynn.

« Tu as de la monnaie ? »

« Pourquoi ? »

« Pour les distributeurs de boissons ici. »

Lynn vide le contenu de son porte-monnaie sur la table.

« Et ton travail ? », dit la mère.

« Je nettoie. »

« Tu commences par quoi ? »

« La salle de bain. »

« Toujours ? »

« D'abord la salle de bain, puis la chambre. Je passe l'aspirateur. »

« Tu époussettes ? »

« Tous les jours. »

« Il peut se former de la poussière en une journée ? »

« Je la vois à peine. Seulement en plein soleil. »

« Mais tu l'enlèves quand même ? »

« Oui, évidemment. »

« Avec un chiffon ? »

« Avec un chiffon humide. »

« Et les lits ? »

« Je les fais. »

« Tu changes les draps tous les jours ? »

« Ça dépend. »

« De quoi ? »

« De la longueur du séjour. Si les pensionnaires ne restent qu'une journée, je dois les changer tous les jours.»

« Et s'ils restent plus longtemps ? »

« Dans ce cas non. »

« Si quelqu'un reste trois jours ? »

« Alors non. »

« Si quelqu'un reste une semaine ? »

« Alors au bout du troisième jour. »

« Tous les trois jours ? »

« Oui. »

« Donc si quelqu'un reste deux semaines, tu changes les draps quatre fois ? »

« Et encore une fois à la fin. Pour le pensionnaire suivant. »

« Et les chaussures ? »

« Je dois les nettoyer. »

« Toujours ? »

« Si le pensionnaire les met en évidence. »

« Et les serviettes ? »

« On les change. »

« Tous les jours ? »

« Ça dépend. »

« De quoi ? »

« De l'endroit où on les trouve, au sol ou posées sur le porte-serviette. »

La mère se tait. Epuisement des deux côtés. Comme après un combat. Cela fait longtemps qu'on n'a pas parlé autant, pense Lynn.

« Et sinon ? », demande Lynn au bout d'un moment.

« J'ai fait du crochet », dit la mère.

« Quoi ? »

« Des motifs de moulins. Un napperon avec des moulins. Quatre ailes. La porte. Deux fenêtres. »

« Pour qui ? »

« Pour Mme Klöppels. »

« Pour son anniversaire ? »

« Elle va avoir quatre-vingt-dix ans cette année. »

Lynn boit une gorgée d'eau dans le verre de sa mère.

« Il faut que je m'en aille », dit-elle plus tard, à un moment donné. « Mon train. »

« Tu reviendras ? », demande la mère.

« Ça fait loin. »

On fait un enfant, pense Lynn, on l'élève, on lui donne des forces, on se soucie de sa survie quotidienne, on le laisse partir de la maison, s'échapper de nos mains, partir dans le monde, et alors l'enfant vit dans le monde, avec d'autres, et on veut lui être proche et on ne le peut pas, on lui arrache quelques paroles, c'est tout, jusqu'à ce qu'il disparaisse. Lynn se lève. Elle ne sait pas comment dire au revoir. La mère prend la main de Lynn, elle porte sa main comme un gant de toilette à son visage, comme si elle voulait se laver la joue avec la paume. Lynn la laisse faire. Lynn ne peut pas se voir, de l'extérieur, il manque un miroir dans la pièce et elle ignore si sa bouche fabrique un sourire ou reste droite, un trait inexpressif et horizontal dans ce décor qu'elle appelle figure depuis qu'elle sait parler mais qu'elle n'a jamais pu se figurer, sauf dans le miroir, mais ce n'est déjà plus vraiment elle.

Markus Orths (Foto ORF/Johannes Puch)

Une fois que la porte est refermée et la mère livrée à elle-même et une fois que l'hôpital a disparu derrière elle, Lynn prend ses cigarettes mais ce qu'elle tire de sa poche, ce ne sont pas des cigarettes, c'est une petite boîte pleine de pilules bleues et blanches, elle a trois compartiments, matin, midi, soir. Lynn ne sait pas comment cette boîte a bien pu arriver dans la poche de sa veste, elle ne sait pas quand elle l'a prise sur la table, elle ne voit que le résultat et comme elle ne sait pas ce qu'elle doit faire, elle l'ouvre et avale une pilule blanche du compartiment du soir, car c'est déjà le soir depuis un certain temps et l'obscurité tombe doucement sur le monde, pense Lynn, si d'ailleurs il est possible que quelque chose tombe doucement sur quelque chose, mais il manque un autre mot pour exprimer ce qu'elle ressent.

 

Le ménage du lundi avance péniblement. Lynn traîne. Elle devrait se dépêcher. Au lieu de nettoyer plus vite, elle nettoie plus lentement. Elle rince deux fois les verres à dents, une fois elle en fait tomber un sur le sol, il se brise, elle doit balayer les éclats de verre et en chercher un autre. Lynn voit partout des taches invisibles sur les sols des salles de bain. Elle ne frottera jamais assez. On devrait, pense Lynn, ôter les carreaux du sol et laver sous le carrelage, on devrait tout arracher et tout refaire à neuf, alors ce serait propre, mais peut-être que non, peut-être que ce serait vraiment sale à ce moment-là, à cause de la poussière que font les ouvriers. Lynn passe un gant sous le rebord de la cuvette des toilettes, là il y a des endroits qu'elle ne peut pas voir, les endroits qu'elle ne peut pas voir l'ont toujours dérangée, comment est-ce que je peux savoir, pense Lynn, si les endroits que je ne peux pas voir sont vraiment propres, je devrais peut-être me procurer un miroir de dentiste avec lequel je pourrais regarder les rebords intérieurs, un miroir pour rebords de cuvettes, pour pouvoir repérer les moindres restes d'excrément et d'urine, et les bactéries alors, les bactéries on ne peut pas les voir, on peut juste essayer de leur faire un sort avec un nettoyant WC, il faut croire les étiquettes collées sur les nettoyants WC, détruit les bactéries et lave sans laisser de trace, à côté la photo d'un garçon agenouillé devant les toilettes et dont les dents brillent autant que la cuvette en émail.

Mardi à six heures, Lynn se glisse sous le lit et attend. Chambre 308. Le couple rentre tard. On parle jusqu'à une heure. Ce n'est pas une dispute, c'est une conversation qui tourne autour de l'avenir, c'est une conversation dans laquelle le mot si joue un rôle, il est question d'une maison à acheter, il est question du temps que l'on doit passer ensemble, il est question des mots vivre ensemble, si on vit ensemble, alors on, dit l'homme, et la femme sourit probablement, il est question d'un enfant qui n'est pas encore là, d'une vie qui n'a pas encore été vécue, c'est la voie en sens unique de l'avenir qui se déroule sur le lit, dans l'obscurité, le couple a éteint la lumière, pas de sexe là-haut, on parle d'argent, de financement, de prêt, de sommes versées par les parents, on parle d'agents immobiliers et de provisions démesurées, et Lynn se demande si l'homme et la femme se tiennent dans les bras l'un de l'autre, au moins ça, ou chacun pour soi, de son côté, se regardant seulement sans se toucher. La conversation bute, le couple ne sait plus quoi dire, l'avenir est comme un chewing-gum mâché dans leurs bouches, et soudain dans le silence l'homme dit mimimimi, la femme rit un peu, l'homme parle avec une voix de fausset, mimimimi, dit-il, je suis le cuisinier danois, dit-il, non, dit la femme, c'est l'aide-cuisinier, smeurrebreud-smeurrebreud-rantanplan, chante l'homme, et la femme dit, pas ça, mais l'homme la chatouille quand même, et la femme rit et dit, non, arrête, sinon je crie, et l'homme arrête et dit encore mimimimi, la femme dit, on devrait peut-être essayer de dormir, et tout redevient calme, plus qu'un petit rire et la femme murmure, bonne nuit, mon chéri, à demain, dit l'homme, et Lynn les entend se détourner l'un de l'autre, craquement du lit.

Tous les mardis désormais. Lynn emporte un chiffon sous le lit et elle nettoie les sommiers. Jamais le dessous des lits n'aura été aussi propre. Les premières heures, Lynn est seule. Alors elle écoute ce qui se passe en elle. Mais elle n'entend rien, rien que les battements de son cœur, parfois. Lynn fait le vide en elle, les yeux fermés, elle tombe dans un demi-sommeil. Quand la porte finit par s'ouvrir, elle tremble, retrouve ses esprits, pose les mains sur son ventre. Alors elle est éveillée. Alors elle est bien là.

Le troisième mardi, des papiers sont froissés, un bling quand un mail est envoyé et un bling quand un mail arrive. Pendant ce temps, l'homme parle tout seul parfois. On ne me la fera pas à moi, dit-il, pas à moi. Quand le portable sonne, Lynn entend la moitié de la conversation, essentiellement des chiffres, il s'agit peut-être des cours de la bourse ou de numéros de dossiers, à un moment l'homme dit seulement vingt-quatre, en guise de réponse à une question, vingt-quatre, dit l'homme, puis une pause, puis 311, ça pourrait être le numéro de la chambre, mais ça pourrait aussi bien être tout autre chose, puis il dit le mot complaisant, seulement ce mot, et Lynn ne sait pas trop ce que cela veut dire, complaisant, et à quelle question ce mot pourrait apporter une réponse, les pieds de l'homme sont nus, les poils hérissés sur les mollets, à un moment il reste debout sur une jambe et se frotte le mollet gauche à l'aide du pied droit, beaucoup de corne jaune sous le gros orteil, et quand le pied repose de nouveau sur le sol, Lynn aperçoit un ongle incarné. L'homme raccroche et dit Herbert, Herbert. Il dit, tu as bien fait, Herbert. Lynn ne sait pas s'il parle de lui-même ou d'un autre. Elle entend un sifflement, un gargouillement, puis l'homme dit le mot kataroup, un mot dont Lynn ne comprend pas la signification, kataroup, répète-t-il en s'asseyant sur le lit, les talons rougis ont une peau fine, complètement différente de la peau sous le gros orteil. Une capsule de bouteille tombe sur le sol près du lit, l'homme tend le bras, prend la capsule, il porte une bague à tous les doigts, même au pouce, Lynn est parcourue un instant par l'envie d'attraper la main de l'homme d'un geste rapide, juste pour entendre le cri d'effroi mais elle se retourne, lève les yeux vers le sommier, se calme, respire lentement, respire sans bruit.

Markus Orths, Daniela Strigl, Burkhard Spinnen (Foto ORF/Johannes Puch)

Le quatrième mardi, la télévision. Lynn ne peut pas voir le film, seulement l'entendre. Elle se représente les images, entend les voix et les bruits et voit ce qu'elle a envie de voir, elle invente ses propres images, qu'elles conviennent ou non. Seule l'univocité des bruits la frustre. Quand ce sont des pas ou une porte qui se ferme, quand c'est un cri ou un moteur qui tourne encore, quand c'est un baiser ou un coup, quand c'est un halètement ou une fuite en courant, alors Lynn pense, je ne veux pas en entendre tant. Elle préfère le silence. Dans le silence tout est possible. Quand le téléviseur se tait, quand le film est silencieux, quand il n'y a plus dans l'espace que des images, des images qu'elle ne peut pas voir, alors elle a la sensation de tomber un instant hors du temps, comme si elle n'était plus seulement elle-même. Ces moments sont rares. Mais ils enveloppent Lynn comme une étoffe chaude.

 

Jeudi, appeler sa mère, rituel.

Lynn est debout, le combiné à la main. Elle ne compose pas encore le numéro. L'écouteur est comme un coquillage, dit Lynn. Un coquillage, dit Lynn, pourquoi un coquillage ? Enfant, elle a trouvé un jour un coquillage sur la plage, l'a apporté à sa mère allongée là en maillot de bain, la peau blanche sous le parasol, avec son livre.

Un coquillage, a dit Lynn, j'ai trouvé un coquillage.

La mère a dit, il faut que tu le poses contre ton oreille.

Et Lynn l'a posé contre son oreille.

Qu'est-ce que tu entends ?, a demandé la mère.

Un grondement, a dit Lynn.

C'est le grondement de la mer, les vagues qui sont prises dans le coquillage, a dit la mère.

La mer ? a demandé Lynn.

Exactement, a dit la mère avant de reprendre sa lecture.

Comment, s'est demandé Lynn, comment un coquillage peut-il attraper la mer, comment quelque chose d'aussi petit et fragile qu'un coquillage peut-il attraper quelque chose d'aussi grand et indestructible que la mer, les vagues de la mer, le grondement de la mer ? Et ce jour-là, elle a emporté le coquillage dans sa chambre et l'a posé sur sa table de nuit et comme elle n'arrivait pas à dormir, elle a appliqué le coquillage contre son oreille encore et encore, elle a fixé l'obscurité et écouté le bruit des vagues. Elle a pris le verre d'eau et l'a bu, et parce qu'elle a pris le verre d'eau et l'a bu, elle a pu tenir le verre d'eau vide dans sa main, et parce qu'elle a tenu le verre d'eau vide dans sa main, elle l'a posé tout d'un coup sur son oreille et parce qu'elle a posé le verre d'eau sur son oreille, elle a entendu le même grondement que dans le coquillage, les mêmes vagues, le même vent. Et Lynn a reposé son verre d'eau et jeté le coquillage dans la corbeille à papier, car elle venait de comprendre soudain que dans la vie tout n'était jamais que mensonge.


Traduit par Emmanuelle Séjourné
 

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