Angelika Reitzer, Wien (A)

L'auteur est née en 1971 à Graz et vit à Vienne. La candidature de Reitzer a été proposée par André Vladimir Heiz.


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Angelika Reitzer

Super-8

Elle était sous le balcon d'Albert (n'osant pas l'appeler) dans un jardin très encombré : il finirait bien par sortir. Les arbustes et les plantes vivaces étaient en fleurs, pas un carré de pelouse dégagé, de hautes herbes y croissaient, des meubles de jardin dont personne ne se servait, des vélos et leurs remorques, un chariot à ridelles. Les habitants abandonnaient le jardin à son sommeil, il semblait l'avoir mérité. Elle rentrait d'un dîner où les gens disaient des choses du genre : mon art, c'est mon travail, c'est ce que je veux dire au monde. Il aurait vraiment fallu qu'elle parle avec quelqu'un. (Mais comment est-ce que vous faites : toutes ces histoires d'ANPE et de subsistance et après ça du bon vin ?) Mais elle s'était retirée discrètement avant que les autres puissent voir quel genre de personne elle était maintenant.

Elle n'arrivait plus à se souvenir de la raison pour laquelle elle tenait tant à lui, Albert parlait à peine ; les meubles dans ses pièces ressemblaient à des copies de vrais meubles en modèles réduits. Il n'y avait pas un grain de poussière sur les étagères avec les vieux livres, pas le moindre cheveu nulle part. (Ils avaient pris leur bain quelques fois ensemble et un jour elle lui avait lavé les cheveux. Ses cheveux fins et extrêmement courts séchaient toujours en un clin d'œil. Tout comme s'il n'avait jamais plongé la tête sous l'eau.) Elle revenait toujours, se postait sous son balcon.

Le bois flotte sur l'eau comme si certains bateaux n'étaient pas encore totalement finis ou comme s'ils avaient été démontés à nouveau. Albert parlait de bateaux, leurs regards descendaient vers le jardin/broussailles. Mais elle n'avait pas vraiment compris de quelle ville il parlait, peut-être ne l'avait-il jamais évoquée. Des péniches, oui bien sûr, et des cargos aussi. Et les conteneurs restent sur l'eau comme ça. Elle aurait bien voulu entendre des faits et des détails, mais il dit seulement : ça fait déjà longtemps. C'était dans ma dernière vie. D'un seul coup, Albert était quelqu'un qui avait voyagé, c'était déjà ça. Depuis qu'elle le connaissait, il ne voulait pas sortir de la ville. C'était comme ça. Maintenant il parlait de villages sur l'eau devant la ville, d'un enchevêtrement de bois et de fer, et de cabanes au bord de l'eau, sur l'eau, et des enfants qui grimpaient sur les toits. Tout s'agrandit toujours sans qu'il faille enlever quoi que ce soit aux gens. En espace, j'entends. Elle était alors la femme sur son balcon, quelqu'un qui s'intéressait à d'autres aspects et il finit par parler d'une femme, à quel point il - elle ne voulut pas en entendre plus et elle lui demanda s'il l'avait payée pour être avec lui. Il dit : oui, peut-être, et comme elle ne savait plus quoi dire, elle lui demanda s'il avait vu des bateaux-dragons et Albert dit : ah, des bateaux-dragons. Oui, des bateaux-dragons, il en avait vu aussi, mais ils n'avaient pas grand intérêt, alors il commença à parler des rampes de lancement au bord de l'eau, à quelle proximité les engins immenses s'élevaient au-dessus de l'eau et à ce moment-là elle sut enfin de quelle ville il parlait.

Ils ne s'étaient jamais téléphoné, Albert n'avait pas le téléphone et elle ne demanda jamais le numéro de ses amis qui habitaient en bas / lui louaient le premier étage. Une fois, la femme était sortie du rez-de-chaussée sur la terrasse. Elle avait dit sans la regarder : il n'habite plus ici. Tu devrais le savoir. Alors elle était sortie du jardin envahi par les broussailles et elle avait fermé le portail derrière elle, elle avait du mal à partir de la maison, elle n'arrivait absolument pas à comprendre.

Angelika Reitzer (Foto ORF/Johannes Puch)

Albert prépara un rail de cocaïne qu'elle lui payait parce qu'il n'avait pas d'argent, elle aurait bien aimé aller avec lui à la mer, se baigner. Ils restèrent dans le bar, il dit : C'est pas énorme de pouvoir boire après autant qu'on veut ? Elle dansa et paya au bar pour eux deux, il lui permit de le raccompagner chez lui (c'est là que j'habite maintenant), ils s'embrassèrent longuement, ne montèrent pas ensemble à l'étage. A une époque où elle devait mener de front plusieurs projets, elle l'avait vu dans cette boîte où les verres de téquila et de vodka avancent sur le bar dans un petit train.

Elle avait beaucoup d'idées et la plupart d'entre elles plaisaient à U. Il lui avait donné un dictaphone et elle dictait. Elle était responsable de communication et établissait des budgets quand il le fallait. Puis elle dut s'occuper de partenaires individuels, ce qui revenait à devoir se poster à un guichet d'information comme une étudiante. Quand elle fermait, le DJ dans le café d'à-côté montait le son ; elle resta, s'attacha aux gens d'un des musées et aux artistes, elle sortit avec eux et l'équipe. Une fois, ils tombèrent dans un lotissement-dortoir ; au milieu d'un lambris crasseux, de la musique western et de la country. Albert avait dû venir avec les techniciens, cela lui était égal. U. l'avait agacée quand il avait dit : tu devrais toujours être joignable. Au début, il lui semblait qu'il se moquait de savoir quand elle travaillait sur les projets, tout s'enchaînait parfaitement, ils mangeaient ensemble, il aimait bien se promener, elle l'accompagnait, écoutait ses monologues et tentait de les mettre en application. Il ne la payait pas à l'heure, il payait le potentiel et le résultat. Elle prit en charge de plus en plus de tâches, même personnelles, et quand la comptable lui dit : tu es l'assistante, elle n'était pas bien sûre que ce fût une marque de reconnaissance.

Elle s'assit au bar à côté d'Albert. Elle rentra avec lui à la maison et elle vit tout. Il était mélancolique, aimait la musique électronique qui envahissait la pièce entière, c'était bien, il voulait parler un peu avec elle, mais pas trop, il fit du thé à la menthe/ils étaient déjà stone. Maintenant elle se rendait chez Albert en ville, parfois elle laissait un mot sur la porte ou elle attendait sur les marches en pierre. S'il ne voulait plus la voir, il le lui dirait, elle en était convaincue.

Puis (de nouveau) elle monta derrière Albert les marches qui menaient tout en haut à l'éclairage. Il y avait de tout cet été : opéra, théâtre, de la musique vraiment incroyable ; la lumière transformait les sons, mettait les orateurs en évidence, lui montrait les personnages qu'elle ne connaissait pas auparavant, dans leur brillante existence, assombrissait certaines choses. Elle aimait l'atmosphère des pièces, elle aimait bien les collègues d'Albert qui la regardaient juste d'un air interrogateur parfois. Un jour, l'un deux parla dans le dos d'Albert comme de quelqu'un qui ne va plus rester longtemps. Puis un jour il ne vint pas, elle assista à la représentation sans lui, elle avait l'impression de le trahir. Elle le rechercha la moitié de la nuit. Elle l'aida à monter les escaliers jusqu'à son appartement, ils voulurent coucher ensemble, il tomba du canapé où elle était couchée, tout était trempé. Elle mit un certain temps avant de comprendre. Plus tard, tout allait s'éclaircir. Elle tenait à lui, c'était sûr. Elle ne pouvait pas faire sans lui. Elle le voulait quel que soit son état. Parfois elle se sentait tellement sans limite dans sa volonté qu'elle ne savait plus comment faire. Ces choses, elle les ressentait toujours/c'est pour cela qu'elle était convaincue de la justesse de son sentiment : des rayons de soleil voulaient entrer dans la pièce, les rideaux lourds et sombres en retenaient la plupart. Une couche de lui reposait sur tout. La chambre était habitée par sa sœur qu'elle s'imaginait grande et élancée. Aimable et jolie comme Albert, non vraiment il l'est. Elle ne savait pas comment s'y prendre avec son deuil, c'est tout. Le sol était jonché de bouteilles posées ou renversées, de la vaisselle dépassait de l'évier, ça ne sentait pas bon. Dans un premier temps, encore à moitié endormie, elle essaya de ne pas bouger, elle ne voulait pas sentir l'humidité sur son corps, il était déjà bien trop tard. Il n'y a rien, pensa-t-elle, tandis qu'elle ouvrait et fermait ses lourdes paupières. Elle allait rester allongée ici jusqu'à ce qu'il se réveille et il pourrait alors la renvoyer, alors lui ou elle mettrait un point final, mais cette pensée ne lui plaisait guère. Albert ne lui avait pas raconté pourquoi il n'allait plus travailler, sa décision paraissait définitive. Elle lui avait dit comment ses collègues parlaient de lui, que l'argent manquait, elle voulait le consoler, il l'avait poussée de côté. Comme si elle le dérangeait. Elle voyait encore quelque chose de libre à l'intérieur de lui ou en lui. Il était quelqu'un de libre.

Elle supportait cela. Elle le supportait. Comme leurs corps s'étaient courbés, il formait les contours qu'elle voulait retracer de ses propres membres, s'étirer à ce point que la clarté revienne. Elle voulait, mais il ne l'aida pas. Le poids des dernières longues nuits pesait sur le dormeur, qu'est-ce qui le différenciait encore d'un évanoui qui n'arrivait plus à se souvenir des jours passés, pourquoi voyait-elle toujours cette pièce stérile vert clair autour de lui comme si c'était elle qui avait apporté toute cette saloperie ?

Elle devait le laisser dormir, elle devait lui accorder le repos qu'il souhaitait avoir. Dont il avait besoin. Maintenant aussi, parmi tous ses déchets, elle l'encombrait. Elle devrait être dans son propre appartement, laisser couler de l'eau le long de ses épaules, sur son ventre, le long de ses jambes et c'était toujours chaud ; elle pourrait se laver comme tous les matins, elle sentait le shampooing, se savonnait, s'enveloppait dans une grande serviette et s'allongeait sur le lit ou sortait dehors voir le jour qui pointait. Et après. Elle ne pouvait pas essuyer ou laver sa présence sur elle. Elle sentit quelque chose, toucha le sol, le liquide froid autour d'elle, sa peau maculée. Elle ne le perdait pas quand elle s'allongeait pour dormir. Ses rêves lui appartenaient, son sommeil lui appartenait, elle voulait passer ses nuits avec lui, se réveiller avec lui comme cela était arrivé, il n'était pas allongé sur le sol alors, il ne restait pas longtemps inconscient, il retrouverait ses esprits et elle les siens. Elle avait besoin de temps et d'endurance (elle avait beaucoup des deux).

 Angelika Reitzer (Foto ORF/Johannes Puch)

Elle ne pouvait pas brancher son téléphone maintenant, ni vérifier si quelqu'un avait appelé. Elle aurait dû préparer des dossiers, elle n'était pas allée au bureau depuis quelques jours. L'évolution du projet s'était bloquée peu de temps auparavant, les composantes interactives surtout posaient problème. Des partenaires s'étaient alors retirés de l'affaire. En tout cas, elle avait tout fait et évidemment plus que ce qu'elle aurait dû faire. Albert ne prit pas au sérieux son engagement, la traita de réserviste. (Nous sommes tous du matériel humain dans une grande armée de réserve.) Dès que ça marche, nous élargissons au niveau international. Elle avait cru ardemment en ce projet et en U., chef d'équipe décontracté et minutieux, qui laissait toujours entendre qu'il trouverait bien un moyen de la remercier dignement. Et pourtant elle n'était pas impliquée pour la première fois ! Elle n'arrivait pas bien à comprendre ce qui avait changé. Toujours pas. Elle était arrivée à l'heure au rendez-vous avec les investisseurs, mais en montant les escaliers pour se rendre au deuxième étage, elle savait qu'être à l'heure était déjà trop tard. Des hommes en costumes sombres étaient assis autour de la table de séjour de U., une situation absurde, elle ne se sentait pas à l'aise, elle se rapprocha une chaise de bureau vers la table basse. D'un seul coup, elle était la secrétaire qui devait apporter le thé et prendre des notes. Elle se sentait tendue, jeta un œil sur sa tenue, mais tout était impeccable, elle n'avait pas de trace de dentifrice, pas de crotte de chien sous la chaussure, son pantalon n'était pas aussi neuf et d'un noir aussi éclatant que les costumes des hommes, mais il était propre. Elle oublia le thé et quand elle finit par l'apporter, il était imbuvable. Elle voulut remettre de l'eau à chauffer, mais plus personne ne voulait boire de thé. Elle retourna dans la cuisine, et ne voulait plus jamais en sortir. Elle le devait. Il fallait qu'elle sorte d'ici. Il lui était impossible de bouger, elle ne pouvait pas pleurer, crier ne convenait pas non plus, rien qu'attendre. Avec Albert, tout était différent.

 

Un jour, il lui avait offert un livre de sa collection, un vieux livre.

Au début, il avait dit : je ne suis pas bon pour toi, tu vas finir par t'en rendre compte.

Une fois, ils avaient passé toute la nuit sur son petit balcon, elle avait parlé de sa ville de rêve.

Elle ne savait pas non plus ce qu'elle voulait de lui, parfois elle se demandait si elle devait lui dire la vérité sur elle et lui.

Comme elle était soulagée alors quand il disparaissait à nouveau.

Et à chaque fois, elle était sûre que c'était juste un adieu accidentel.

Avec Albert, elle avait ri. Elle devait se moquer de lui, tout avait commencé comme ça. Elle avait bien réussi.

Avec Albert, tout était différent.

Il lui suffisait juste d'être là.

 

Elle était juchée sur le vélo d'appartement dans l'immense salle de séjour, elle appuyait sur les pédales en regardant un film. Du petit parking devant la maison, on entendait le moteur d'une grosse voiture/le grand portail électrique se referma, glissa entre l'accès et l'entrée (ainsi à chaque retour comme à chaque départ, l'intérieur et l'extérieur étaient bien séparés : c'est très bien comme ça, mais on pouvait se demander ce qui était le mieux : rester à l'intérieur ou sortir ?). La porte de la voiture se referma, bientôt la porte de la maison allait s'ouvrir. La femme sur le vélo d'appartement imaginait parfois que sa propre ombre venait tirer les filles de leurs lits au petit matin, après avoir bu le café, lu le journal, etc., tandis qu'elle-même parcourait sur son vélo de course le long chemin vers son heureuse tante et ressentait nettement le vent, c'est le déplacement d'air, ça a un rapport avec la peau, elle lâchait les pédales, ça descendait toujours pour aller chez l'heureuse tante. Les journées de son ombre ressemblaient aux siennes, mais les ombres ignoraient la fatigue. Elle s'imaginait tout près et très loin en même temps, en train de parler à l'heureuse tante de son dernier voyage. De sa descente du pays du nord au sud dans des bus brinquebalants, restant où cela lui plaisait, du retard de plusieurs heures et de la colère et de la joie des gens. Elle racontait qu'elle n'avait pas besoin de se demander si le repas était trop épicé pour les filles, si elles n'étaient pas restées trop longtemps dans le bus bondé, dans quel lit tout le monde allait dormir et s'il était assez propre. Et quand son heureuse tante lui demandait qui étaient ses accompagnateurs, elle disait avec entrain : ce ne sont pas toujours les mêmes, il y en a bien assez. Du haut de son vélo d'appartement, elle aurait dû froncer les sourcils à cause d'une phrase pareille. Elle s'entendit sangloter, jeta immédiatement un œil par-dessus son épaule. Personne ne la surprit. La femme sur le vélo d'appartement n'arrivait pas toujours à décider ces derniers temps si son mari (Gabriel) l'accompagnait en voyage ou non. Il était devenu très appliqué, ambitieux. Quand il était là, il était un bon père, qui ne s'était pas contenté de trouver des prénoms exotiques pour ses filles ; il y avait bien plus de sérieux chez lui quand il était avec elles. Gabriel allait parfaitement bien à côté de son ombre.

Son bonheur était déterminé par différentes coordonnées : pendant toute une jeunesse heureuse il avait vécu dans l'attente de cet avenir dans lequel tout serait possible. Avec ses parents et ses sœurs, il avait habité dans un jeu de construction qui avait grandi avec les enfants. Au fil des années, de nouvelles pièces avaient été ajoutées, à l'intérieur, à l'extérieur et au-dessus de leur appartement. Des amis et des exclus étaient hébergés, des parents vivaient chez eux. On construisit des balcons et on fit un autre jardin derrière l'ancien. Dans la cave de la maison se trouvait la petite chambre ainsi qu'une pièce avec un mur voûté et un grand bureau. Des murs recouverts de lambris, un écran de projection (tout provenait d'un autre temps, d'une autre famille). Et puis aussi les débarras, ils étaient aussi grands que la petite chambre, sauf qu'ils n'avaient pas de fenêtre, et les profondes étagères étaient remplies/quand elle emménagea dans la maison, elle ne savait pas du tout comment elle allait pouvoir s'y retrouver. Elle avait souvent dit : ferme toujours les portes, s'il te plaît, sinon tout ce chaos va s'écouler, se répandre dans la cave tout entière. Il y a quelques temps, de l'eau de pluie avait pénétré à l'étage inférieur, personne ne l'avait remarqué, elle ne voulut rien dire/elle pouvait tout utiliser/après l'inventaire de tous les souvenirs présents et maintenant : une fois que les dégâts des eaux étaient réparés. (Le parquet ondulait jusque sous le placard ; depuis la pluie, de grandes colonies de fourmis y vivaient, elles se promenaient dans tout l'étage, connaissaient les débarras, la salle de bain et elles connaissaient aussi la femme dans la cave. Parfois, un chatouillement sur les bras, les épaules, la joue la réveillait. Elle se douchait toujours immédiatement après s'être levée, mais les fourmis la devançaient toujours. Elle les chassait d'un léger filet d'eau tiède. Elles revenaient. Les araignées étaient là avant la pluie, les araignées étaient là avant les hommes, c'est sûr. Voilà en plus que les petits soldats défilaient. Par troupes entières. Elles envahissaient les fissures. Allaient leur chemin, il y avait tant d'endroits où le plâtre s'effritait un peu, elles sortaient de là, le royaume sous la pelouse devait en être plein, comme ces pièces le seraient un jour aussi.)

Elle n'avait cessé d'attendre qu'un quelconque collaborateur de projets passés la rappelle, que quelqu'un la demande, ils ne s'en étaient pourtant jamais sortis sans elle. Elle avait tant travaillé et toujours essayé de s'approprier ce qu'elle ne connaissait pas encore. Le peu de fois où elle n'avait pas su exactement de quoi il était question pendant les réunions lui restaient en mémoire, évidemment. Mais elle ne s'était pas contentée de rattraper son retard. Elle savait y faire. Elle savait s'adapter. Elle savait se rendre disponible. Le seul appel du bureau vint d'une femme qu'elle ne connaissait pas et qui lui envoya par mail une liste de questions, quelques unes avec des délais, le tout très peu inspiré. Comme s'ils ne s'attendaient pas à ce qu'elle retravaille pour eux. Alors elle regarda le calendrier, s'énerva de ne pas s'en être procuré un nouveau, et puis : ça ne fait rien ; pouvoir entendre le vent sans le sentir devait lui donner à réfléchir. Elle monta sur le fin triangle de lumière qui tombait sur le sol dans l'entrée quand elle alla chercher dans la petite chambre la caisse qu'elle avait sauvée du rangement effréné de Gabriel/que pouvait bien signifier sauvé ici. Il voulait se débarrasser d'un bon, du moins d'un ancien temps pour gagner de la place. Gabriel voulait changer les choses/changer lui-même, et faire aussi changer les autres. Pour ce faire, il poursuivait sa formation toujours plus avant et déjà les premiers succès se profilaient, il travaillait dans une équipe, il disait : volontiers. Elle s'était hissée du bas en haut de l'échelle une fois, deux fois, elle voulait s'imposer, elle voulait toujours montrer ce qu'elle savait faire, ne pas s'en remettre aux autres. Le grand projet allait prendre son autonomie et tous allaient en profiter. Tout d'abord de l'assistance, puis la direction de projet et un jour, aucune idée/personne ne s'intéressait aux titres, un jour elle serait directrice d'un département, avait-elle dit à Gabriel/tu sais : responsable de tous les musées. Elle ferma la porte, le projecteur vibrait bruyamment.

 Angelika Reitzer (Foto ORF/Johannes Puch)

La lumière tomba sur l'écran et elle tourna l'objectif pour faire la mise au point, en lettres blanches sur fond gris elle lut : BANGKOK. Elle ne put s'empêcher de penser immédiatement au studio 14 devant, dans la pauvre petite rue, en-dessous il était aussi écrit BANGKOK, et ensuite : AMOUR D'EXTREME-ORIENT. Dans une écriture identique, et les lettres n'étaient pas bien droites non plus (ce n'était pas une obligation). Dans une autre vie, Albert avait fait des voyages et côtoyé des gens qui, des années plus tard, pouvaient encore chasser le trouble de son regard (des instants durant). Que s'était-il passé ? Les conditions étaient-elles si mauvaises ? Les autres travaillaient pourtant dans des conditions identiques. L'image était effrangée ou, à l'inverse, de longues franges noires effilées franchissaient le bord de l'image ; de grandes plantes vivaces, des feuilles et : des toits qui débordent recouverts de végétation et qui lui rappellent quelque chose (seule la lumière devait être différente alors, oui évidemment). Des tournées en bateaux sur les khlongs : une femme était debout dans l'eau, elle se lavait. Des réservoirs d'eau sur les toits, des antennes ; le long des canaux et sur l'eau la verdure envahissait tout, on avait envie de penser : la jungle. Le voyage se poursuivit en 18 images par seconde. Décoration ou figuration. Montrer et effacer en même temps les visages des autres voyageurs/contre-jour. Temple du repos et temple de l'aube et des gardiens du temple en pierre, des statues de bouddha en or et allongées, un temple en marbre. Tout était recouvert d'échafaudages. Les toits. Les statues, les autels. Des petites cloches et des feuillets s'agitaient au vent. Des épis de faîtage. Les bananiers étaient cachés par les échafaudages et les bananes qu'ils portaient également. Les touristes se baladaient évidemment dans les rues comme des touristes ; ils avaient retroussé les manches de leurs chemises, quelques uns portaient des pantalons courts, tous de grosses lunettes de soleil. Elle entendait l'eau, le mouvement des bateaux sur les canaux ou n'était-ce pas plutôt un souvenir comme celui du vent qui passe sur l'eau ? Deux jeunes gens au marché concluaient une affaire qui n'était pas destinée aux curieux, sûrement pas ; et tous détournaient immédiatement le regard (de façon dramatique ou décente). Un grand bloc de glace fut brisé, des petits chats sauvages à côté. Des hommes flânaient sur la place ; l'un d'entre eux, la peau brune et les pieds nus et un mouchoir sur la tête ; un autre, grand et mince, pieds nus lui aussi/c'était élégant ou négligé ; il les regarda en riant. Elle reconnut tout d'abord ses grandes dents. Elle ne connaissait pas ce rire.

Gabriel se trouvait dans l'entrée, il écoutait les bruits (il cherchait les bruits qui auraient pu être là : une voix de femme apaisant un enfant tout juste réveillé ou apeuré/une voix au téléphone, de la musique ou du silence). Il avait l'impression de faire du bruit parce que tout était calme ; la porte de la chambre d'enfants entre-ouverte, la cuisine plongée dans la pénombre, il entendit sa respiration, elle était lourde. Il vit la voiture sur la place devant la maison, le portail venait de se refermer. Il était à la maison. Il regarda l'escalier qui descendait à la cave (peut-être), accrocha une veste au porte-manteau, attrapa la clé, il aimait bien marcher pieds nus dans la maison, ici presque tout était sûr (parfois cela paraissait encore neuf, tout l'appartement devait sentir alors comme l'intérieur d'une voiture dans laquelle on a à peine roulé quelques kilomètres encore, seulement : une légère odeur de renfermé recouvrait les vieux meubles, sortait des fissures, cela ne faisait rien), aucune lumière ne montait, aucun son.

 Angelika Reitzer (Foto ORF/Johannes Puch)

Avec sa femme et les filles, il voulait voyager partout dans le monde, des gens devaient vivre entretemps dans leur maison et on faisait des projets pour financer tout cela. La femme sur le vélo d'appartement pouvait parfaitement s'imaginer cette famille inconnue : les enfants refusent de manger le gratin de légumes, crient avant d'aller se coucher, ils se disputent dans le bac à sable ou à cause de jouets dispersés dans tout le jardin. Ils laissent la cuisine s'encrasser et oublient d'éteindre la lumière du plafond dans la salle à manger. En pensant qu'ils allaient coucher ensemble sur le matelas presque neuf, elle se mit à rire.

Elle éteignit la lumière (à présent, le jardin était enfin plongé dans le noir). Elle éteignit les lampes dans l'immense salle de séjour et dans l'entrée. Elle vérifia la porte de la maison. Gabriel écouta la respiration de ses filles, puis il la suivit dans la salle de bain. Pas un mot. De l'eau coula. Des serviettes, des vêtements sur le carrelage, des gestes identiques, un frôlement bien connu, un rai de lumière sur le tapis, près du lit, sa peau ne tremblait pas, il se tourna une fois/encore une fois, ils se rapprochèrent, tendrement, fatigués. Comme si elle voulait murmurer : dis-toi nostalgique de ce qui est là. C'était. Tout était là entre eux, le drap froissé, l'air entre les coussins, leurs cuisses et maintenant plus que la peau ou la paume des mains. Repousser, retenir, maintenant lui puis elle, tiens-moi maintenant/arrête.

Elle vit les femmes qui prenaient la pose sur les marches, elle vit le vent se glisser sous la chemise en soie de l'une d'entre elles qui se mit à rire. Elle vit ces beaux visages, les coiffures élégantes des jeunes filles, les chapeaux plats en bambou. Alors il réapparut, c'était lui ! Albert se trouvait, toujours pieds nus, dans une rue animée ; des boutiques et des cafés, des restos de rue, des agences de voyage et des salons de massage. Il était assis sous des arcades sur un mur, les pieds ballants. Son visage n'était pas blanc comme auparavant, le soleil lui faisait du bien à la peau, détendait les traits autour de sa bouche, les rides étaient beaucoup plus marquées. Sans qu'elle le remarque, une petite femme toute menue apparut soudain à côté d'Albert à son bras. C'était un geste ou une rencontre tout à fait normal, qu'elle ratait (de nouveau). Un jour, elle l'avait énervé jusqu'à ce qu'il finisse par lui dire le nom de la femme qu'il avait failli épouser. A présent, elle tentait de s'en souvenir et essayait : Nung et Gung et Nuh, mais elle ne savait plus le nom et elle appela donc la femme à côté d'Albert Malie, ce qui signifie jasmin et qui lui sembla convenir à cette femme, elle sentait sûrement bon.

 

Il était si élégant.

Maintenant on ne voyait plus Malie. Peut-être était-ce à cause d'elle qu'Albert n'avait plus confiance en l'avenir. Rien de plus.

Probablement que tout ceci n'avait rien à voir avec sa vie instable et sa chute et sa déchéance.

Il était un autre.

Ce qui fut autrefois ne jouait plus aucun rôle : les contrats malhonnêtes ou la fâcheuse tendance d'Albert à se jeter dans des disputes fatales.

Il montrait quelque chose au-dessus du parc ou une piscine.

Le klaxon des Tuk Tuk et le klaxon des voitures, le vrombissement de moteurs, des voix d'oiseaux et de gens, les bruits de la chaleur, de la rue et des bâtiments, tout était si loin. Albert éclatait de rire.

Autour d'elle, la végétation envahissait tout, elle était devant la maison.

Peut-être Albert était-il comme elle.

Les ouvriers sur les échafaudages rinçaient leurs pinceaux.


Traduit par Emmanuelle Séjourné

 

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