Max Scharnigg

Né en 1980 à Munich, vit à Munich Après la fin de ses études il a été formé à l'École de journalisme et travaille depuis comme collaborateur et chroniqueur de la rédaction de « jetzt.de », le magazine des jeunes de la « Süddeutsche Zeitung ».

 

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L’ascension de la face nord de l’Eiger sous un escalier

Max Scharnigg

Traduit de l’allemand par Barbara Fontaine

 

1. A partir du premier jeudi d’avril, je ne suis plus rentré dans l’appartement. J’écrivais alors depuis quelques semaines un article sur la première ascension de la face nord de l’Eiger, et les gens étaient agités et pressés à cause du foehn qui soufflait sur la ville. Je fus le dernier à quitter la rédaction du journal et pris le métro pour rentrer à la maison, mes pensées toujours tournées vers l’ascension de l’Eiger. Je voyageai à côté de deux hommes dont les vestes attirèrent mon attention. Ils avaient fermé le col juste en dessous du menton, parlaient, à moitié à leur veste fermée à moitié à leur vis-à-vis, du week-end à venir, et j’entendis l’un d’eux dire « la soirée sera sûrement géniale » au moment où le bruit des portes se refermant recouvrit tout. Sur le dos de l’autre homme, tourné vers moi, étaient inscrits en grosses lettres les mots « Mammouth extrême », et lorsque je les prononçai tout doucement en pensée on entendit l’annonce du conducteur du métro, ce qui donna Mammouth extrême Stiglmaierplatz.

 

   Anderl Heckmair était allé à vélo, avec son ami Wiggerl, de Munich à Grindelwald, c’était en 1938. Ils avaient planté une tente juste devant la face nord de l’Eiger, avaient pris des forces en mangeant de l’Ovomaltine et avaient commencé l’escalade dans des pulls en laine. Ils croisèrent en chemin le célèbre alpiniste Heinrich Harrer, qui depuis longtemps sondait la paroi avec sa cordée. Les gars suivirent Harrer de près et à quatre ils escaladèrent la paroi en dix-sept heures. Sur la terrasse du Petit Scheidegg, les vacanciers en knickers observaient l’ascension à la longue-vue. Lorsque Heckmair arriva au sommet, sa plus grande inquiétude fut de ne pas trouver d’hébergement pour la nuit car Wiggerl et lui n’avaient plus d’argent. Plus tard, il dut partir sur le front de l’Est en tant que soldat, puis il devint guide de montage à Oberstdorf.  Anderl Heckmair, le grandiose vainqueur de l’Eiger, est mort il y a deux mois, le 1er février. C’était le jour de mon vingt-huitième anniversaire.

 

   J’étais surchargé de travail, M. l’avait dit et c’était vrai. Deux semaines plus tôt, j’avais demandé un congé mais n’avais pas obtenu de réponse. Peut-être devinaient-ils que ce n’était pas du tout les vacances qui m’importaient. Je n’avais pas l’intention d’aller sur la plage avec un parasol. Ce que je voulais, c’était un silence amical comme celui qui règne dans un petit cimetière de ville. Je me représentais cela comme des vacances, un silence amical dans lequel je pouvais bouger. Je descendis à la station Rotkreuzplatz, ne pris pas la Leonrodstraße, comme d’habitude, mais bifurquai une rue plus loin. Les trottoirs étaient humides et propres.

   Devant moi marchait une jeune femme, qui de derrière ressemblait à M., avec sa queue de cheval châtain clair. Mais elle était un peu plus grande et portait des bottes en cuir marron dans lesquelles disparaissait son jean. Elle était pressée, comme moi.

   Il y avait un plus d’un an que nous avions emménagé dans l’immeuble de la Juttastraße, il neigeait alors et le chauffage ne fonctionnait pas, donc nous avions eu très froid la première semaine et M. était à peine sortie du lit. Lorsque je revenais de la rédaction, mon souffle formait des nuages dans les pièces nues.

   La jeune femme tourna également dans la Juttastraße, ce qui m’inquiéta. La rue n’était pas longue. Elle ralentit effectivement le pas devant ma porte et, d’un léger mouvement, rapprocha son sac à main de son corps pour chercher la clef. Je m’arrêtai, mais cela ne pouvait paraître anodin que quelques secondes. Je me dirigeai alors vers la gauche, traversai une entrée de garage jusqu’à une petite porte grillagée où il était inscrit « Fermer la porte ». Je passai par l’arrière-cour de la maison voisine pour arriver dans la nôtre, qui était constituée d’un abri pour les poubelles et d’un petit jardin dans lequel la femme du concierge avait planté des hortensias. Les hortensias avaient tellement poussé durant l’été précédent que les abeilles qui voulaient atteindre leurs plus hautes fleurs devaient faire une halte sur notre balcon.

   J’entrai dans le hall par une lourde porte en fer qui était entrebâillée. Les pas de la jeune femme résonnaient au-dessus de moi sur les marches en bois tandis que je restais immobile. Elle n’avait pas allumé la lumière, la cage d’escalier était sombre et cette obscurité sentait un peu la viande chaude, parce qu’il y avait une boucherie dans l’immeuble. J’entendis les pas de la femme s’arrêter et une porte s’ouvrir, au troisième étage, supposai-je. Nous habitions au deuxième.

 

   Je dus appuyer deux fois sur l’interrupteur pour avoir de la lumière et montai lentement les marches, tenant à la main le journal extrait de notre boîte aux lettres, qui signifiait que M. n’était toujours pas sortie ce jour-là. Il y avait de la lumière dans notre appartement, qui diffusait dans la cage d’escalier, à travers le verre dépoli de notre porte ancienne, une lueur chaude et régulière. Une paire de chaussures était posée sur le seuil. D’habitude, personne ne déposait ses chaussures dans la cage d’escalier, mis à part les bottes en caoutchouc des enfants. C’était des chaussures d’homme, bien rangées sur notre paillasson. Elles étaient de forme étroite, sportive, mais ce n’était pas des tennis, leur cuir vert pâle était fissuré à certains endroits, le cuir intérieur était jaune, j’y voyais d’en haut le dessin aux couleurs sombres de ballons de football. Les lacets me parurent beaucoup trop longs. Ce n’était pas mes chaussures.

 

   La lumière de la cage d’escalier s’éteignit avec un petit bruit lointain, je me retrouvai dans le noir, devant la paire de chaussures étrangères, sur le seuil de notre porte. Le silence devint encore plus net dans les escaliers, comme si un bruit de fond avait été chassé en même temps que la lumière. Une machine à laver moulinait à l’un des étages supérieurs. Il n’y avait pas d’explication à ces chaussures, M. n’avait ni frère ni amis susceptibles de venir à l’improviste. De tels amis avaient sûrement existé, mais ils avaient complètement disparu au fil des ans. La doublure jaune des chaussures était encore bien distincte dans la pénombre. Je touchai doucement les chaussures avec mon pied et les poussai un peu sur le côté jusqu’à ce qu’elles heurtent légèrement la porte. J’entendais des voix à l’intérieur. Une femme parlait d’une voix étouffée, comme si elle parlait derrière deux portes fermées, il m’était impossible de reconnaître si c’était M. La voix semblait douce et détendue, comme si elle s’adressait à une personne installée depuis longtemps dans une pièce chaude. La voix d’homme semblait encore plus lointaine, mais j’entendais distinctement les syllabes dures par lesquelles commençait un mot sur trois ou sur quatre. Puis on ouvrit une porte, la conversation s’entendit mieux, sans que je puisse comprendre les mots, d’autres portes s’ouvrirent, les deux voix passèrent tout près de moi. Tout à coup, j’entendis que l’on mettait la chaîne à l’intérieur, la chaîne de porte que M. et moi utilisions tous les soirs selon une cérémonie tacite, et sans le cliquetis protecteur de laquelle nous ne pouvions trouver entièrement le repos.

   Les voix faiblirent à nouveau, s’enlacèrent au loin, me sembla-t-il, s’agitèrent l’une dans l’autre jusqu’à ce que le bruit de la chasse d’eau recouvrît tout. Nous avions une chasse d’eau très bruyante, l’eau tombait dans la cuvette de presque deux mètres de haut, à partir d’un réservoir fixé au plafond. Je reculai d’un pas, la lumière qui se répandait dans l’escalier à travers la vitre en verre dépoli était inchangée, mais elle avait perdu de sa chaleur. Des bruits de vaisselle parvenaient désormais de l’intérieur, de vaisselle que l’on prenait dans le placard et qu’on posait sur la table, au milieu de la conversation tranquille des deux voix. Une très légère odeur d’oignons chauds filtrait aussi à travers la fente de la porte. Je restais là le souffle coupé, la clef à la main.

   La lumière se refit dans la cage d’escalier en même temps qu’un déclic lointain, j’entendis la porte d’un appartement claquer en bas, puis la porte cochère. Je me retournai, effrayé, remis la clef dans la poche de mon manteau et partis comme si je m’apprêtais à sortir de l’immeuble. Je descendis rapidement, comme dans une scène de film, et allai aux boîtes aux lettres situées près de la porte de la cave. Je m’arrêtai devant notre boîte aux lettres, comme si la petite étiquette avec notre nom avait la même fonction que le numéro sur la place de parking d’une entreprise, comme si je pouvais me garer là et couper le moteur.

 

   L’immeuble est ancien, il a un grand hall avec un haut plafond voûté. Les murs sont recouverts de carreaux bleus jusqu’à hauteur du menton. La lumière s’éteignit à nouveau, le clic de la minuterie était maintenant très proche. Je fermai les yeux un moment, les chaussures vertes de notre seuil clignotèrent un moment à l’intérieur de mes paupières. Ces chaussures appartenaient à un homme qui était dans notre appartement et qui discutait avec M., également en cet instant. Ils mettaient la table et faisaient mugir la chasse d’eau. Il s’était passé quelque chose. Quelques heures plus tôt, je m’étais levé dans ce même appartement, j’avais réveillé M. et j’avais parlé avec elle pendant que je m’habillais devant l’armoire, comme nous le faisons tous les matins, à un rythme souple adapté à son réveil, et je l’interroge sur son sommeil, sur les images de ses rêves et sur quelques bêtises qui se sont peut-être produites. Avais-je ouvert les fenêtres ce matin ? Dit quelque chose sur le temps ? Le soleil s’était-il infiltré dans la pièce de part et d’autre des volets roulants, tel un cadre étincelant ? M. ne s’était-elle pas levée pour prendre un verre d’eau ? Tout cela pouvait s’être passé la veille, ou pas du tout. Je regardai en haut dans la cage d’escalier, mais la visibilité ne dépassait pas quelques mètres. Là-haut, tout était plongé dans des ténèbres boisées. Je n’avais pas envie de monter encore une fois.

 

   Il y avait de la place sous l’escalier. Y étaient entreposés une poussette et une corbeille pour les magazines publicitaires, que le concierge vidait à l’occasion. L’escalier faisait saillie au-dessus comme un demi-toit. J’écartai un peu la poussette et fus séduit par la manière dont elle se laissa rouler. Il faisait tout noir derrière. Enfant, j’avais eu une chambre sous les toits, mon lit était juste sous l’arrête où commençait la soupente. Je me cognais régulièrement la tête en me levant, mais je dormais bien et, plusieurs années encore après que mes parents eurent vendu cette maison avec la chambre mansardée, je ne pouvais m’endormir qu’en imaginant la pente du toit de ma chambre d’enfant.

   Je me glissai sous l’escalier. Le sol était chaud, un tuyau de chauffage devait passer sous les carreaux bruns. Je m’assis le dos contre le mur, juste à l’endroit où je pouvais appuyer sans difficulté ma tête contre la pente de l’escalier. Avec les pieds, je déplaçai la poussette devant moi de façon que son flanc masque mon siège. Je poussai la corbeille à sa droite, comme une tour de garde. Je glissai le journal sous mes fesses en guise d’isolateur. Je me demandai quel article de moi il contenait, deux colonnes au sujet d’un film télévisé, et j’étais content que ça serve à quelque chose.

   Ma position était confortable, j’étais assis sur le sol chaud, mes jambes étendues atteignaient tout juste la poussette, qui était pourvue d’un imperméable et me masquait donc presque complètement. De côté, l’angle était fermé par la corbeille, qui était un peu plus basse que la poussette. La lumière s’éteignit, l’église du Sacré Cœur sonna vingt heures au loin et je tombai dans un sommeil satisfait avant même le dernier coup, ce qui était contre mes habitudes.

 

2. Je passai les jours suivants sous l’escalier. De temps à autre, je me dégourdissais les jambes dans la cour pendant la nuit. Je n’avais absolument aucun besoin de mouvement ou de diversion. Je ne m’ennuyais pas. Je continuais en pensée, dans une sorte de sommeil éveillé, d’écrire sur l’ascension de l’Eiger, bien sûr sans écrire vraiment. Ces réflexions étaient néanmoins très détaillées et tellement précises qu’au bout de quelques heures je pouvais effacer les phrases dans ma tête comme dans un ordinateur, et le texte restant avançait, je pouvais aussi déplacer des passages entiers et en corriger d’autres tranquillement. Ce travail m’absorbait beaucoup, le texte avait atteint à neuf pages et j’y ajoutais sans cesse de nouvelles parties. Pendant les pauses un peu longues, je prêtais l’oreille aux pas des gens qui marchaient au-dessus de moi, et je commençai ainsi un autre texte dans ma tête, une sorte de catalogue dans lequel j’essayais de consigner le signalement des différents pas. J’aimerais pouvoir accéder aujourd’hui à ces descriptions, je me souviens que c’était des remarques fortes et pertinentes, semblables aux notices que fait un sommelier pendant la dégustation.

 

   Il y avait par exemple une femme qui descendait le matin du quatrième étage, tout en haut, et qui enfonçait chaque marche avec une violence tellement ciblée que je penchais ma tête entre les genoux avant qu’elle arrive, comme si j’étais assis dans un avion en train de s’écraser. Les marches continuaient à craquer plusieurs minutes après le départ de la piétineuse, comme si elles devaient se détendre progressivement avant de rentrer dans leurs joints. Le soir, quand la femme rentrait, je distinguais à peine ses pas de ceux des autres. Elle ne tonnait que le matin. Les gens marchaient différemment le soir et le matin, le soir ils se glissaient dans leurs appartements, de manière imperceptible ou avec soulagement, ou bien ils étaient tellement chargés de courses qu’ils devaient faire une minuscule pause à chaque pas, comme si l’air se raréfiait. Quand quelqu’un marchait ainsi, je m’imaginais que c’était Anderl Heckmair qui faisait les derniers pas de l’arrête nord pour atteindre le sommet. Certains s’arrêtaient même au premier palier pour regarder par la fenêtre.

 

   Je passais beaucoup de temps, sous les escaliers, à craindre d’être découvert par leurs utilisateurs. J’avais imaginé pour cette occasion un dialogue que je modifiais et rejouais inlassablement, étoffant ici, comprimant là. Dans toutes les variantes, ma défense consistait essentiellement à faire comme si j’avais involontairement été amené à m’asseoir sous l’escalier. Comme si j’avais juste cherché une place pour un petit moment et que le recoin de l’escalier s’était justement présenté à moi. Associé à une aimable portion de distraction et à une posture convaincante dans le style Et-pourquoi-pas-finalement, cela devait suffire à charmer mes découvreurs et me permettre de disparaître dans l’arrière-cour jusqu’à ce qu’ils se soient retirés.

 

   Au début, je n’avais pas l’intention de quitter ma place. Le texte sur l’Eiger, c’était à prévoir, me prendrait encore un certain temps, et je ne connaissais pas de meilleur endroit pour travailler dessus que l’obscurité de ma cachette, qui ne semblait pas inviter les gens à y regarder de près. Je ne pensais pratiquement pas à la rédaction. Après tout, même sans moi le journal était imprimé tous les jours, chaque matin vers six heures un albinos affairé le glissait dans la fente de notre boîte aux lettres, comme des charges explosives dans un rocher. Il n’était pas rare que lors de cette opération la première page soit comprimée et que pendant toute la journée les manchettes écrasées les unes dans les autres me regardent, des mots étrangement raccourcis qui finissaient, invisibles, dans le gouffre de la boîte aux lettres. Cela me procurait un certain plaisir de deviner tout le titre à partir de ces parties froissées. C’était facile avec les grands quotidiens, puisqu’ils agrémentaient toujours leur titre principal d’un petit encadré contenant des concepts politiques et des formulations posées. Les feuilles de chou étaient beaucoup plus difficiles parce qu’elles se donnaient du mal pour disloquer leurs titres de façon aussi voyante que possible. De nombreux journaux restaient toute la journée dans les boîtes et un certain nombre parvenaient aussi à atterrir directement dans ma corbeille-tour de garde. Mais je ne pouvais pas me décider à les lire. Il me suffisait de résoudre les grands titres de la première page, même si je n’étais jamais sûr d’avoir correctement déchiffré.

 

   Je ne mangeais rien sous l’escalier. Ma faim avait disparu dès la première heure. Au début, j’expliquais cela par l’absence de mouvements, mais je dus bientôt m’avouer que même la plus petite dépense d’énergie aurait dû me donner l’impression de consumer quelque chose. Or je ressentais au contraire une satiété qui s’amplifiait certains jours en la sensation d’être plein. Il y avait dans ce domaine une règle qui était sans doute liée aux odeurs provenant de la boucherie, car cette sensation intensive n’apparaissait que pendant les deux jours consacrés au pain de viande. Mais au début je n’avais pas le temps de vérifier cela. Quand j’essayais parfois, par fantaisie, d’avoir faim, je me sentais comme un violoniste qui veut produire quelque chose mais n’a pas d’instrument. Cette absence de métabolisme était un sentiment presque progressiste, comme si j’étais un être spécial. Mais je ne passais pas spécialement de temps à y réfléchir.

 

 

3. Un matin, la poussette avait disparu. Ce jour-là, j’avais dormi longtemps. L’endroit du lambris où je posais habituellement ma tête était un peu plus sombre et brillait légèrement, une découverte qui, de façon difficilement explicable, m’emplit de satisfaction.

   J’étais parti du principe que la poussette n’était plus utilisée, qu’elle était déposée ici pour toujours et qu’à chaque passage de son propriétaire elle lui donnait un coup de bec que celui-ci était habitué à recevoir. La seule famille de l’immeuble qui avait un petit enfant montait toujours sa poussette par les escaliers. Cela faisait au-dessus de ma tête un tumulte qui se distinguait agréablement des pas.

   La disparition de la poussette fit place à la nudité. Le nouvel espace sembla changer plusieurs fois sous mon regard tâtonnant qui se réveillait. Mes yeux, comme s’ils cherchaient la netteté avec des jumelles, passaient vite d’un côté à l’autre mais n’arrivaient pas à être satisfaits de la situation, même après la fin de l’exploration. La corbeille à papier était posée sur le bord comme quelque chose de très insignifiant. Quand j’étendais mes jambes, il leur manquait le taillis que formait le châssis de la poussette dans lequel elles pouvaient jusqu’alors se poser. Elles étaient à découvert, nues et longues. Cependant, l’absence de ma principale protection ne changeait rien à mon invisibilité. Les habitants passaient devant ma cachette comme d’habitude, dans un ordre matinal auquel, pendant la semaine, ils se tenaient avec une remarquable exactitude. Chacun avait son heure pour quitter l’immeuble, cet ordre n’était que très rarement dérangé par un trébuchement, un demi-tour précipité ou une vague hésitation sur la dernière marche. Mais quand ces contrariétés survenaient c’était toujours en série et elles gagnaient tous les utilisateurs de l’escalier.

 

   On ne me voyait pas, mais ce jour-là mon travail s’interrompit. De grandes parties de l’ascension de l’Eiger étaient là dans ma tête, mais je n’arrivais pas à les convoquer tout de suite. Ainsi, je ne retrouvai toute la traversée de l’Araignée blanche, qui reste le passage clé de cette ascension, qu’à l’aide d’une laborieuse concentration et seulement dans une ancienne version. Accompagné d’un souci lancinant, je survolais des phrases imparfaites, lisais des tournures que je croyais effacées depuis longtemps, trouvais à chaque ligne des fautes de frappe et des inexactitudes qui m’irritaient autant qu’elles me faisaient honte. Une rapide expertise de tout le texte me montra que certaines parties étaient impeccables, comme je les avais laissées la veille. D’autres semblaient retournées à des stades différents de leur accomplissement et certains passages, transitions ou commentaires ne me rappelaient rien du tout. Chaque fois que j’essayais, je les voyais brièvement, mais pas assez longtemps pour reconnaître distinctement ce que j’avais perdu. Le constat des dégâts et les sauvegardes les plus urgentes m’occupèrent toute la matinée et une partie de l’après-midi.

 

   J’étais tellement plongé là-dedans que j’entendis les pas trop tard. Ils étaient différents de tous les autres et venaient d’en haut. Pendant les premiers jours passés sous l’escalier, lorsque j’établissais mon catalogue des pas, j’avais toujours essayé d’imaginer la démarche de M. Je la faisais marcher en pensée devant et à côté de moi, l’accompagnais une fois de plus dans les galeries et les marchés où je l’accompagnais d’habitude, sans parvenir d’ailleurs à un résultat exploitable. Et voilà que résonnait maintenant la démarche recherchée. C’était une démarche qui ne semblait pas servir entièrement l’avancée. A chaque poussée, les pas se retiraient un petit peu, touchaient donc à peine le sol et devaient faire régulièrement un pas intermédiaire légèrement sautillant pour respecter le rythme de l’escalier. Je reconstituai tout cela avec retard, et une fois que je l’eus interprété et que j’eus archivé l’ascension inachevée  de l’Eiger, la porte cochère se referma en faisant légèrement trembler sa vitre. Des filets de soleil traversaient l’intérieur de l’immeuble, dans lesquels les particules de poussières bougeaient lentement. De haut en bas et de bas en haut.

 

   Je voulus reprendre mon travail sur le texte, mais tout était perturbé. La poussette disparue et de surcroît les pas de M. m’avaient troublé. J’essayai méticuleusement de me rappeler ces pas, comme on essaie de se rappeler précisément les dernières paroles d’un défunt. Elle n’avait pas regardé dans la boîte aux lettres et était partie sans hésitation. 

 

   La dernière fois que nous avions quitté l’immeuble ensemble, cela remontait à trois ou quatre semaines, elle avait fait demi-tour dans les escaliers, comme d’habitude, sous prétexte qu’elle avait oublié sa clef. J’avais attendu dix minutes devant la vitrine du boucher, puis M. avait discrètement franchi la porte cochère. Elle s’était changée dans l’appartement, portait un pantalon bleu au lieu de sa jupe claire, baissait les yeux d’un air gêné, prit rapidement ma main comme pour implorer mon indulgence et posa faiblement la sienne dessus. Cette faiblesse, c’était la peur.

 

   Elle n’avait pas toujours eu cette peur, la peur ne s’était installée chez nous que plus tard, comme un parent malade. La première année, elle n’était pas encore là, même si M. affirmerait par la suite que c’était moi qui ne l’avais pas vue. Notre lieu de rendez-vous, à l’époque, était un banc du parc Hofgarten situé exactement entre l’université et ma rédaction. Nous nous y étions donné rendez-vous une fois, et dès lors nous allions tous les jours jusqu’à ce banc, toujours à l’heure de notre première rencontre, sans jamais nous concerter. Nous étions timides et en même temps incapables de reconnaître ce trait de caractère chez l’autre, de sorte qu’il y eut d’emblée une sorte d’équilibre intime. Durant les premières semaines, personne n’osait demander un rendez-vous pour le lendemain. Cette tacite rencontre dans le parc était toujours précédée du vague espoir qu’elle se reproduise. Chaque jour, j’étais sûr que M. ne viendrait pas et j’essayais d’atténuer le supplice de cette idée en imaginant des raisons bénignes à sa non venue. A chaque fois, je mettais consciencieusement un livre dans ma poche, Pan de Knut Hamsun ou les Journaux de Byron, selon mon humeur, et j’allais là-bas à cette heure non pas pour rencontrer M., mais pour lire. Je n’ai toujours pas lu aujourd’hui une seule ligne de ces deux livres. M. arrivait invariablement. Dans la corbeille de son vélo, elle avait soit Autodafé de Canetti soit un roman de Françoise Sagan. D’ailleurs elle a lu les deux, par la suite. Nous nous ressemblions beaucoup. Quand j’avais emporté Byron, elle venait toujours avec Sagan. Les livres tombèrent donc aussi amoureux, et aujourd’hui Byron et Sagan sont rangés à côté dans l’étagère de M., tandis que Canetti et Hamsun sont posés l’un sur l’autre chez moi, car j’ai l’habitude d’entasser mes livres en de véritables tours. Nos rencontres dans le parc Hofgarten durèrent un été, sans que nous fassions autre chose que d’être assis côte à côte sur un banc. La haie de hêtres qui protégeait notre dos contre la ville apparut dépouillée à certains endroits le jour où M. ne voulut pas s’asseoir et prit ma main et que, très prudemment, nous quittâmes ce lieu premier.

 

 

4.  Il était difficile de ramener à la normale le désordre qui régnait sous l’escalier. En même temps, je n’étais pas pressé. J’attribuais les incidents de cette journée à un défaut de construction, un échafaudage bancal où, dans ma hâte, j’avais empilé trop de choses, de sorte qu’il devait finir par s’effondrer. Je voulais désormais éviter cela et je passai toute la journée à trier très soigneusement les textes qui étaient dans ma tête, je les étalais page par page et savourais cette nouvelle liberté d’action comme un vent de fraîcheur. Alors que l’immeuble était calme aux alentours de midi, les premiers habitants rentraient vers quatre heures en rapportant un goût de piétinement et d’essoufflement. Je ne m’occupais pas plus que ça d’eux, j’avais ramené les jambes et me consacrais entièrement à mes rangements et au nouveau départ. Je rangeai dans un coin les parties du texte sur l’ascension de l’Eiger qui me semblaient inchangées et j’étalais précautionneusement tout ce qui paraissait incomplet, craignant qu’un nouveau souffle de vent ne vienne embrouiller les différentes parties éparpillées. Comme un médecin opérant en milieu stérile avec des gestes justes, je travaillais avec la conscience que quelque chose de vivant était ouvert devant moi. Mais une partie du texte resta introuvable malgré ma recherche approfondie, c’était la partie qui racontait comment Anderl Heckmair se rapproche du pied de la paroi de l’Eiger. Je scrutais tous les débuts de phrase à la recherche de l’élément de contact qui me délivrerait, tel quelqu’un qui guette un visage attendu dans la foule. Mais il y avait dans mon récit un passage manquant entre l’arrivée et les premières avancées dans la paroi. Je le passais sans arrêt en revue, mais ne trouvai absolument rien. Le plus inquiétant, c’est que je ne savais effectivement plus ce que j’avais écrit là-bas. Même mes archives n’apportaient aucun éclairage. J’avais perdu Heckmair approchant la face nord de l’Eiger, il n’en restait aucun pas ni aucune image, et derrière mes paupières fermées se montrait juste la porte cochère qui s’était refermée derrière M. Elle était rouge et violette. En attendant, j’étais obligé de la regarder.

 

   Eh, qu’est-ce que vous faites là ?

 

   La porte rouge et violette fondit derrière mes paupières. Elle fit place à ces mots, qui circulaient de gauche à droite comme une inscription sur une publicité lumineuse, beaucoup trop vite. Après leur passage, je le savais, il faudrait que j’ouvre les yeux et plus rien ne serait comme avant.

 

   Je n’avais jamais vu cet homme dans l’immeuble. Interrompant sa marche, il se tenait debout à moins de trois mètres de moi, le corps étrangement incliné dans ma direction, il portait en bandoulière un sac en coton. Ses longs cheveux blancs tombaient de chaque côté de sa tête, de telle façon que personne ne les remarque. A son cou pendait un cordeau qui avait pour mission de tenir des lunettes qui reposaient sur son ventre étalé.

            La question de l’homme était toujours dans l’air. Il me regardait aimablement.

            Je savais que mes dialogues appris par cœur n’étaient pas à leur place ici. Je dis donc :

            Je travaille.

            Il répondit sans se laisser déconcerter un seul instant :

            Vous travaillez sous l’escalier.

            C’est aussi mon escalier. J’habite au deuxième étage.

            Ça fait combien de temps que vous êtes assis comme ça ?

            J’hésitai en pensant exactement la même chose.

            Je ne peux pas le dire exactement, ça fait un moment en tout cas, quelques jours, deux semaines, guère plus.

            Le vieil homme fit un pas. Il n’y avait rien de particulier dans son expression, cela me déçut. Il avait pris ses lunettes dans la main.

            Voulez-vous entrer avec moi ?

            Ses lunettes cognèrent contre la porte. J’étais toujours assis avec les jambes repliées, ma bouche, je m’en aperçus alors, était engourdie après un si long silence, ça grinçait dans la mâchoire quand je parlais.

            Chez vous ?

            Oui, j’habite là, je m’appelle Jahn. C’est, enfin je veux dire, c’est moi qui fais la cuisine aujourd’hui. Il y a du poulet au paprika.

 

   Il parlait d’une voix douce, sa voix se promenait entre les mots, sans aucune hâte. Le poulet au paprika. Une phrase comme un nouveau soleil qui se levait rapidement sur mes montagnes de mots et qui rayonnait entre les phrases de granit, de glacier et de sommet, elle s’enfouissait dans les expressions des alpinistes, le poulet au paprika répandait sa chaleur rouge à travers les défilés, la quincaillerie et autres mousquetons. Il fondait pour ainsi dire en traversant mon travail des derniers jours.

   Je dégoulinais.