Anne Richter, D

Née en 1973 à Iéna, vit à Heidelberg. Etudes des langues et littératures romaines et anglaise à Iéna, Oxford et Bologne.

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Geschwister

© 2011 Anne Richter

Traduit de l’allemand par Leila Pellissier

 

 

Frère et soeur

 

« Occupe-toi de papa », murmura Ruth, « Moi, j’habite trop loin, je ne peux pas. »

Elle donnait des coups de la pointe du pied dans la terre comme pour en extraire quelque chose. Ne sachant si elle devait rester à côté de son frère, elle observa son profil. Il lui parut être celui d’un homme beau, inconnu, dans lequel elle aurait peut-être distingué quelque chose de familier s’il avait souri. Fred acquiesça en détournant le regard. Il semblait vieilli ces dernières années.

C’était un jour très clair, le ciel était presque estival, au loin se dessinaient des conifères sombres, des forêts qui, en hiver, semblaient sortir d’un conte, mais on était maintenant au printemps et Ruth voyait des pointes serrées les unes contre les autres, petites flèches vers le ciel. En bas, derrière la clôture du cimetière, poussaient de l’herbe et des fleurs sauvages jaunes, violettes, rose clair.

Les gens avaient maintenant quitté le funérarium de plain-pied et formaient de petits groupes de part et d’autre du chemin de terre, qui menait au portail du cimetière. Là, l’un des employés des pompes funèbres, trapu et pâle, ouvrit le hayon du corbillard. De la manche de sa veste, il s’essuyait le front et le

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cou. L’autre déposa l’urne dans le véhicule puis alla s’asseoir sur le siège du passager, le premier referma le hayon, personne ne tourna la tête.

Depuis que Ruth avait quitté la Thuringe, des années auparavant, elle n’avait revu Fred que de temps en temps, et au réveillon de Noël, étrangement gênée, avait échangé quelques mots avec lui.

La dernière fois qu’ils s’étaient croisés, c’était au même endroit six mois auparavant, pour l’enterrement de leur grand-mère. Et comme ce jour-là, le corbillard des pompes funèbres, qui démarrait maintenant devant le portail, les avait devancés pour se rendre vers l’autre cimetière à la sortie de la petite ville, où l’urne devait être mise en terre.

Ruth passa devant Fred, son père et la femme de son oncle pour franchir le portail et suivre lentement le corbillard. Aux balcons des blocs d’immeubles fleurissaient des géraniums rouges et des pensées jaunes, qui rayonnaient crûment aux façades. À droite, elle remarqua une petite station service qu’en novembre, alors qu’il y avait de la neige, elle n’avait pas vue bien qu’elle fût passée sur la même route, la seule de la région ayant quelque importance, une route qui ne conduisait pas seulement à la commune voisine, mais les reliait toutes dans ce pays de moyenne montagne. On était dans la région de sa

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grand-mère, de son père et de son oncle. Le père était parti et le plus jeune frère, Uwe, était resté. Il habita d’abord plus loin dans le village, chercha du travail dans la petite ville à moins d’une demi-heure de bus et se maria rapidement ; sa femme eut un enfant, Steffen, et le quitta peu de temps après pour passer en Allemagne de l’Ouest.

Plus tard, il épousa Louise qui venait d’un autre village de la région. À peu près à cette époque, la mère divorça du père.

Les années durant lesquelles il vécut seul avec son fils, Uwe rendit parfois visite à son frère, et à ces occasions, on l’installait dans la chambre des enfants, il dormait alors dans le lit de Fred ou de Ruth, ce qui a posteriori sembla une incongruité à Ruth. Sa chemise de nuit – une chemise d’enfant encore, délavée et pas repassée –, les exhalaisons d’alcool, la nausée qu’elle en éprouvait, sa certitude qu’il lui serait impossible de se glisser dans le noir le long de son lit pour aller ouvrir la fenêtre, sa peur et les ronflements, qu’elle guettait des minutes entières en espérant une pause assez longue pour se rendormir – tout ceci lui revint en mémoire tandis qu’elle marchait vers l’autre cimetière.

Arrivée à l’entrée, elle passa le portail et se dirigea à pas rapides sur la tombe de sa grand-mère, dans la pierre de laquelle Uwe, le nom de son oncle, était déjà gravé.

*

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Le fameux soir de novembre devait remonter à vingt ans. Avant d’aller se coucher, Ruth avait jeté un regard aux deux hommes assis à la table du salon. Devant son père, qui d’habitude buvait rarement de la bière, il y avait deux bouteilles vides, du côté d’Uwe, cinq. Son père était penché en avant et riait ; d’Uwe, Ruth ne distinguait que le crâne, quelques cheveux gris épars, de la sueur sur sa nuque potelée, des mèches qui semblaient collées. Le père touchait l’avant-bras d’Uwe et parlait d’une plaque de chocolat volée qu’il avait partagée avec lui sur un coteau d’herbe au printemps, est-ce qu’il s’en souvenait ? Uwe rit : il avait été malade rien qu’à voir leur mère marcher vers eux à travers le champ, apeuré, il avait regardé ses doigts, la peau ferme, rugueuse. Une mère pareille, bonjour l’enfer. Le père retira sa main et répartit brusquement : « Ça ne se dit pas. »

Ruth dormait déjà lorsqu’elle avait entendu un hurlement, la colère bien connue de son père, mêlée à des bribes de phrases véhémentes. Le lit de Fred était vide, mais elle savait qu’il dormait dans la chambre de leurs parents ce soir-là. Elle guetta les voix et essaya de comprendre les mots. Des bruits de verre, clairs, un cri, un autre. Elle quitta le lit et se colla au chambranle de la porte. Elle vit de la mousse sur la nappe, des taches s’élargissant, un goulot coupant, des tessons bruns, une longue plaie comme une fente sur la joue de son oncle ; calme

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et absent au milieu de la pièce, il pressait du côté gauche de son menton un mouchoir qui se gorgeait petit à petit de sang pour finir par goutter sur la moquette. Uwe tâcha de rattraper le sang du plat de la main. Lorsqu’il se passa involontairement la paume le long de la joue, il s’en répandit sur la peau, et c’est seulement là que Ruth se demanda pourquoi il ne bougeait pas, n’allait pas dans la salle de bain, pourquoi il restait muet au lieu d’appeler un médecin. L’odeur de bière flottait dans la pièce, le père restait sans bouger à la table.

Puis quelqu'un lui prit le bras et voulut l’arracher de son poste. Maman, pensa-t-elle, mais c’était Fred. Il lui mit les deux mains en bandeau sur les yeux et la tira lentement en arrière pour l’éloigner de la porte. Lorsqu’il retira ses mains, le père pressait son visage contre les bris de verre.

*

L’employé trapu des pompes funèbres s’accroupit et déposa l’urne dans le petit renfoncement carré. Ses mains pâles prenaient une teinte violacée en hiver. Son regard resta rivé sur les deux urnes tandis qu’il se redressait et croisait les bras dans le dos.

Les gens, rassemblés en un demi-cercle informel autour de la tombe, se mirent en file. Ruth se posta à la fin. Elle les regarda passer l’un après l’autre devant la tombe et se recueillir quelques secondes. Deux personnes la séparaient de son père,

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et lorsqu’il se planta devant la tombe et regarda en bas, ses mains puis tout son corps se mirent à trembler. Les plaies guérissant lentement, puis les cicatrices sur son visage. Un éclat de rire désespéré au téléphone des semaines après la dispute lorsqu’il avait dit à son frère, j’ai perdu la face, et toi ? Et des mois plus tard, des mois pendant lesquels il était devenu toujours plus irascible, cette visite inespérée au dernier jour de laquelle le père lui avait à nouveau posé une main hésitante sur l’avant-bras, une vision qui avait destabilisé Ruth à l’époque.

Bien qu’elle ne priât jamais, Ruth croisa les mains et pressa les paumes l’une contre l’autre tout en suivant les gestes de son père. Elle craignait qu’il perde toute retenue, mais après être resté quelques instants ainsi, muet, l’air perdu, il saisit la pelle en tôle, la tint un moment en l’air, la fourra dans une coupelle pleine de terre pour en prendre un peu et en jeter sur la tombe.

Bien que Ruth ne vît son visage, comme auparavant celui de Fred, que de profil, elle y lut une si nette expression de résignation qu’elle se demanda comment le visage de son père avait pu retrouver sa régularité après la réconciliation, il semblait pourtant que tout ce qu’on pouvait faire après coup fût inutile.

Il y avait une deuxième coupelle sur un support en métal sombre à côté du récipient de terre. Le père se pencha en avant, plongea profondément sa main dans le bain de pétales de roses fraîches et colorées et en répandit une poignée sur la tombe.

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Tandis qu’il retournait à la fin de la file, Fred se détacha de la foule, alla vers lui et l’enlaça mais sans le presser contre lui. Ruth se souvint alors qu’ils avaient eu un temps les mêmes cheveux bruns.

Longtemps auparavant, à l’époque des visites de son oncle, Fred était blond et elle portait les cheveux courts, elle était grande pour son âge, mais toujours bien plus petite que lui. Il la battait à la course de fond, aux échecs et au ping-pong auquel ils avaient joué en colonie et aussi une fois à la maison, lorsque leurs parents avaient rénové le petit quatre pièces et qu’ils avaient planté la table au milieu de la chambre des enfants pour repeindre le salon. De vieux journaux et des bâches en plastique couvraient le sol, des pots de peintures et des pinceaux constituaient le nouvel et unique inventaire de la pièce, dont la porte en verre restait ouverte presque en permanence si bien que l’odeur de peinture emplissait tout l’appartement.

Au début, la table traîna inutilement dans la chambre des enfants, mais un jour, Fred alla chercher deux raquettes de ping-pong dans son armoire à jouets, traça un trait de craie blanche au milieu et, plaçant sa main horizontalement en l’air, décida d’une voix impérieuse la hauteur au-dessous de laquelle la balle ne devait pas passer. Il envoya l’une des raquettes à Ruth et ils commencèrent à jouer, Fred décrétait quand la balle

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serait certainement allée dans le filet, tandis que Ruth faisait son possible pour envoyer des coups puissants et précis. Elle sentait son bras crispé, sa bouche sèche et, malgré tout, une énergie rare, une envie d’en découdre.

Au bout du troisième tour, Fred lui sourit triomphalement, s’appuya des deux mains sur la table et s’assit. Il jeta la raquette en l’air, la fit tournoyer et la rattrapa ; Ruth resta de son côté et frappa plusieurs fois de la tranche contre le plateau en bois. Ses coups devinrent réguliers, toujours plus forts.

« Arrête, c’est ma raquette ! » dit Fred.

Ruth le regarda, cette fois, c’était elle qui triomphait. Scander une chanson avec une gaité feinte, marcher entre les armoires, les lits et les jouets en désordre, les Matchbox de Fred, ses puzzles et ses peluches, les pièces de leur jeu d’échecs éparpillées sur la moquette, noires et blanches mélangées, quelques-unes sous la table, d’autres parmi leurs coloriages à moitié déchirés. Elle changea de ton, plat, tranche, plat, tranche, retourna la raquette et fit basculer le manche contre le bois. En un éclair la raquette lui fut arrachée, la musique dans sa tête s’interrompit, et Fred lui frappa les côtes avec la tranche. Elle sursauta puis se recroquevilla, de douleur elle se crispa sur la raquette, ils tirèrent un instant chacun de son côté mais comme d’habitude, Fred eut le dessus, il traversa le couloir avec les deux raquettes jusqu’au salon, ferma prestement la porte en verre derrière lui et s’arc-bouta contre

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elle. Ruth se raidit contre la porte tout en appuyant sur la poignée. « Ouvre ! » criait-elle, tandis que le rire de Fred résonnait dans le couloir. Il s’était retourné et se frottait le derrière contre la vitre sans cesser de rire, si bien que Ruth, furieuse, leva son pied nu et donna un coup dedans. Fred fit un bond en arrière et poussa un bref cri, puis il ouvrit la porte et se pencha sur Ruth, qui avait glissé par terre et serrait son pied entre ses doigts. Fred la releva, « Dans la salle de bain, vite ! », puis « Je vais te chercher un croûton de pain, il faut que tu le manges pour reconstituer le sang ! ».

Le sang laissait une fine trace bien visible tandis qu’elle se dirigeait à cloche-pied dans la salle de bain où elle s’assit sur le rebord de la baignoire.

Sous son pied se formait une flaque.

Ruth était assise sans bouger quand Fred entra et lui remonta le pantalon de jogging jusqu’au genou. Elle avait posé son talon contre le fond de la baignoire et ses orteils blancs étaient tournés vers le plafond.

Une rigole s’écoulait vers la bonde, Ruth crispa ses mains sur le rebord de la baignoire et pensa à leurs parents. Elle sentit Fred lui retirer doucement la main, lui mettre quelque chose dedans et la guider à sa bouche ; elle entendit à nouveau : « …pour que le sang se reconstitue ! » et mordit dans le morceau de pain, qui était dur et coriace mais toujours plus sucré à mesure qu’elle mâchait. Et elle mâchait et mâchait

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tandis que Fred nettoyait son pied avec la pomme de la douche, le lui caressait à l’eau chaude, transformait les gouttes prêtes à tomber en une rivière d’eau rougeâtre, en attendant qu’elle ait fini le croûton.

*

Lorsque Ruth se retrouva devant la tombe, il lui parut étrangement facile d’y jeter de la terre. Les pétales de roses étaient doux au toucher. Elle resta un moment à sa place comme les autres avant elle et regarda la pierre, les noms de la grand-mère et de l’oncle, puis s’éloigna à pas rapides et alla s’adosser contre une tombe inconnue à l’écart de la foule. Les cheminées de la fabrique de porcelaine, devenues inutiles, qui dépassaient même les plus hauts arbres au loin, semblaient en harmonie avec le silence du cimetière.

Quelques années à peine avant que la grand-mère ne quitte le village pour la maison de retraite de la petite ville, Ruth avait aussi croisé Uwe et son fils lors d’une visite, et les avait entendus se disputer pour savoir si c’était une chance ou une malchance pour la région que les cheminées ne recrachent plus de fumée. La grand-mère lavait pendant ce temps la vaisselle sans mot dire, et Ruth remarquait que ses coups de chiffon circulaires étaient plus hésitants que d’habitude et qu’elle posait les assiettes, les tasses et les soucoupes avec précaution,

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comme si c’étaient de petits animaux dont on craindrait de mettre la vie en danger.

Après l’enterrement de la grand-mère, Ruth, pour la première fois depuis des années, avait reparlé avec Uwe. Les parents proches s’étaient rassemblés devant l’une des nouvelles habitations jaune pâle du coin, avaient traîné un moment devant l’entrée déneigée avant de monter les escaliers jusqu’au quatrième étage. Ruth observa le petit trois pièces ordonné dans lequel vivaient Uwe et Louise, les figurines en porcelaine dans la vitrine de l’armoire murale, les autres qui trônaient sur le téléviseur et ne devaient pas faciliter le passage du plumeau, mais il y avait aussi un canapé en cuir lisse et une table en bois sobre ainsi qu’une cuisine sans porte, adjacente au salon. Ruth ne trouva nulle-part de photo de la grand-mère.

Les invités se répartirent entre le canapé et la table, Louise apporta du gateau, servit le café, et tout en mangeant et en buvant, Ruth embrassa du regard la vallée, les branches d’arbres enneigées et un édifice rectangulaire tout en longueur surmonté de cheminées, l’usine de porcelaine abandonnée. Les fenêtres en rangs serrés avaient l’air intact, seul le revêtement clair était couvert de graffitis, et Ruth se demanda qui, dans cette ville de province où les jeunes se faisaient rares, pouvait bien tagger les murs.

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Uwe et Louise avaient travaillé à l’usine mais seule Louise maîtrisait les techniques, – tournage, coulage, pressage, cuisson et émaillage – parce qu’Uwe était à l’administration.

Quelqu'un donnait de petits coups sur sa tasse de café, on eût dit le tintement d’un matériau fragile, signe de vie dans un endroit mort. Ruth suivit de l’index le délicat dessin sur son assiette, des bourgeons simples, bleus, pâles, tous ressemblants. Sur la tasse, le même motif.

Elle entendit Uwe dire qu’il était en arrêt maladie, Louise devait reprendre son service dans la nouvelle entreprise. Il tournait le dos à la cuisine où s’affairait Louise, ses cheveux étaient gris clair, la peau de ses mains crevassée, et son visage avait une expression belliqueuse.

La grand-mère avait toujours été raisonnable, même lorsqu’on lui avait conseillé d’aller dans une maison de retraite. Raisonnable et forte – mais il était quand même content que personne ne lui ait parlé de son cancer de l’intestin.

Il parlait sans pudeur excessive ni la mine lourde de sens, en homme qui a appris à parler comme il convient de certains problèmes. Ruth l’écoutait et acquiesçait, et il lui sembla soudain facile, tout en regardant le dos puissant de Louise, de lui poser des questions sur la thérapie prévue. Neuf chimiothérapies, une toutes les deux semaines. Cela semblait aller de soi, comme s’il parlait de ce qu’il y aurait au menu le lendemain ou d’un projet de vacances.

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« Je vais demander à Steffen s’il peut m’aider le soir », dit Louise.

« Qu’est-ce que c’est comme entreprise? », demanda Ruth.

« Des composants d’ordinateur » répondit Louise. Puis, elle ajouta : « C’est pour les Amerloques. Le bâtiment est dans le bourg voisin. Ils nous envoient des pièces minuscules, nous les assemblons et leur faisons traverser l’océan. Et tous les six mois, ils nous envoient une offre spéciale pour un nouvel appareil. »

« Et où habite ton fils ? », demanda Ruth à son oncle.

« À côté de l’entreprise », répondit Louise, mais il n’a pas de travail. »

Uwe dit : « Même maman, avec ses mauvais yeux, aurait pu assembler les pièces. »

Ruth se leva pour aider Louise à débarrasser, son regard tomba sur son père qui dévisageait son frère sans un mot.

*

La cérémonie était finie, les employés des pompes funèbres commencaient, en rythme régulier, à recouvrir la tombe de pelletées de terre. Hésitante, Ruth retourna vers le groupe et s’arrêta près de Fred et son père. Quelques personnes isolées marchaient mollement vers le portail. Comme il n’y avait pas de cérémonie de clôture à proprement parler, certains

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regardaient autour d’eux, décontenancés et indécis. Louise se tenait près de la tombe et fixait le fond, où la terre jetée par pelletées recouvrait petit à petit les pétales de roses.

Sans s’être entendus, Ruth, Fred et leur père se mirent en marche. Ruth avait l’impression d’être entourée par une campagne protectrice mais pas consolatrice, et elle remarqua que les arbres poussaient toujours aussi serrés les uns contre les autres et que leurs troncs ne semblaient pas avoir changé de couleur depuis son enfance.

Au portail du cimetière, le père dit avoir beaucoup parlé avec Louise au téléphone les semaines précédentes.

La chimiothérapie a commencé peu de temps après l’enterrement de grand-mère, poursuivit-il, la voix étouffée. Louise emmenait régulièrement Uwe à la clinique de la ville voisine, la première au-delà de l’ancienne frontière. Il rentrait à chaque fois un peu plus épuisé à la maison. À peine s’était-il rétabli qu’ils y retournaient pour la dose suivante. À la fin de la quatrième visite de trois jours, il eut un soudain accès de fièvre, des vertiges. Il dut se reposer sur la banquette arrière de la voiture, et alors qu’ils étaient presque arrivés à la maison, il dit à sa femme : « Fais demi-tour s’il te plaît, il faut que je parle au docteur. » Louise rebroussa chemin aussitôt, la fièvre empêchait Uwe de dormir, son visage était rouge, seul le contour de sa bouche était blanc.

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Titubant, il descendit de voiture devant la clinique. Quelques minutes après la fin des consultations, Louise le conduisit jusqu’au bureau de la cancérologue et frappa à la porte, sur quoi le docteur répondit d’une voix forte « Oui ? ». Louise fit entrer son mari, le docteur leva brièvement les yeux et demanda sur le même ton : « Vous avez oublié quelque chose ? » Si Louise ne l’avait pas retenu, Uwe se serait écroulé. Sans un mot elle le conduisit vers la table d’auscultation et l’aida à s’allonger, jambes repliées.

Elle avait regardé les chaussures d’Uwe au même moment que le docteur pour vérifier qu’elles étaient propres, dit le père.

Puis elle vit le docteur lever les yeux vers l’horloge et hocher la tête d’un air dédaigneux. Uwe respirait par à coups. Il se sentait très mal, avait du mal à trouver de l’air, elle pouvait peut-être s’en rendre compte par elle-même, dit-il dans un souffle. Et tandis que Louise examinait pour la nième fois les innombrables distinctions aux murs et sur l’armoire, le docteur dit qu’il était tout à fait normal de se sentir comme ça après une chimiothérapie. « Pensez à l’avenir, ne vous laissez pas aller, il faut développer une attitude plus positive. »

Je suis sûre qu’Uwe aurait souri s’il l’avait pu, dit le père, parce qu’après toutes ces années en RDA, il devait bien connaître ce genre de discours.

Le docteur tendit à Louise un formulaire pour aller voir un pneumologue, et comme la fièvre n’était pas retombée le jour

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suivant, ils se rendirent chez le spécialiste dont le cabinet se trouvait non loin de chez eux. Il examina attentivement les poumons et ne trouva pas de métastases. « Vous pouvez être content, », dit-il avec un sourire imperceptible « attendez simplement quelques jours. »

Le mois de mai avait commencé et lorsqu’ils revinrent à midi, l’air frémissait au-dessus de l’herbe. Bien qu’il tremblât violemment, Uwe laissa planer son regard sur les vastes prés colorés et les murets tout autour, et surprit Louise en disant : « Quant on s’en sera sortis, nous ferons un voyage, d’accord ? »

Louise répondit : « En Italie ou au Maroc, ou alors dans les Alpes, si tu veux marcher. »

Elle se souvint d’un jour où ils avaient rendu visite à la grand-mère au village pour lui proposer un ordinateur en offre spéciale. Après avoir salué sa mère, Uwe avait posé l’ordinateur sur la table de la cuisine, l’avait aussitôt allumé puis il avait rapidement cliqué sur des icônes jusqu’à ce que se succèdent des images, une offre de voyages, des sommets montagneux, une mer claire et limpide, de rochers enneigés, des tours rougeâtres, du sable blanc.

Des bûches sous le bras, s’apprêtant à monter au grenier, la grand-mère avait dit en secouant la tête : « Qu’est-ce que tu veux aller faire là-bas, mon garçon ! »

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Et comme s’il comprenait tout d’un coup ce qu’avait voulu dire sa mère, Uwe fit un signe de tête vers les forêts et dit : « Mais d’abord, nous retournerons faire des balades. »

La voix du père se brisait. Uwe n’était finalement pas retourné voir la cancérologue, Louise l’avait directement conduit à l’hôpital de la petite ville, où on lui avait diagnostiqué une inflammation des poumons.

Les médecins lui administrèrent un antibiotique. Puis un deuxième. Un troisième. Un quatrième. Il râlait sans dire un seul mot, ouvrait toujours plus rarement les yeux. Son sang coulait dans les tuyaux, et aux points de piqûres se formaient des tâches violettes. Les médecins cherchaient l’agent pathogène. En attendant, il eut droit à un cinquième antibiotique.

Dehors il faisait bon et l’air était frais, dans la chambre d’hôpital, il faisait chaud et on étouffait. Louise avait parfois la nausée en entrant, et lorsqu’Uwe eut une chambre individuelle, elle fut soulagée de n’être plus environnée que par son odeur. Les prés clairs de mai et les hauts arbres, la station service, les tours aux façades lisses, les chemins terreux et les rues pavées de la petite ville rétrécissaient tandis qu’elle s’installait à côté de lui et que l’odeur corporelle, l’odeur humaine, d’abord acide et douceâtre, semblait lentement s’atténuer.

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Uwe n’a plus besoin d’aller en soins intensifs, avait-elle dit tout bas d’une voix de fausset quelques jours plus tard dans le combiné. Alors lui, le père, avait sauté de son tabouret près de la tablette du téléphone pour dompter la paralysie qui le gagnait. Il s’était aussitôt mis en route et était arrivé une demi-heure avant qu’Uwe ne meure à la clinique.

Ils étaient les derniers près du portail, les employés passaient devant eux, le costaud en premier à pas lourds et irréguliers, suivi de l’autre, un jeune homme mince qui leva brièvement la tête et fit un signe de tête sans rien dire. Ils répondirent à son adieu juste au moment où le père terminait son histoire.

Ruth aurait bien voulu dire quelque chose à Fred. Elle sentait son corps à côté du sien et pensa à l’un des voyages qu’ils avaient faits ensemble, à ces jours effrénés à Marseille. Epuisés, ils trébuchaient dans des ruelles sentant le poisson, mangeaient de la ratatouille au couscous, se mêlaient aux gens, toujours en quête de nouvelles sensations comme s’ils pensaient ne plus avoir longtemps à vivre. La nuit, ils allaient à la mer, se jetaient contre les vagues puis laissaient retomber leur corps mouillé sur le sable. Le dernier soir, après s’être allongée sur le dos et avoir pris une longue gorgée de vin au goulot, Ruth dit : « Quand je regarde longtemps le ciel, j’ai l’impression que les étoiles bougent. » Et après un moment de silence où l’on n’entendait que les autos au loin et le bruit des

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vagues gonfler puis s’éteindre à intervalles réguliers, Fred répondit d’une voix ferme : « Mais c’est ce qu’elles font. »

« Je rentre », dit Ruth.

« Je te raccompagne à la gare », répondit le père sans attendre.

Ils quittèrent le cimetière et atteignirent la route qui conduisait à la gare en passant devant la station service. Comme il n’y avait pas de trottoir, Fred et Ruth marchaient tout près l’un de l’autre sur le bas côté, les pas rapides de leur père derrière eux.

« Là où j’habite, ce n’est pas du tout comme à Marseille », dit Ruth de but en blanc tout en cherchant un écho dans les yeux de Fred. Le frère et la soeur se regardèrent sans sourire.

« Je n’ai jamais compris pourquoi tu es partie là-bas » dit Fred avec une légère moue « À l’Ouest. » Il éleva la voix sur le dernier mot puis baissa d’un ton sur la dernière syllabe. Ruth se tourna vers Fred et, le bras replié, lui tendit mollement une main indécise.

« Je ne veux pas mourir ici », dit-elle.

Fred resta debout, saisit des deux mains ses avant-bras et les tint si fort que Ruth en eut une douleur semblable à celle ressentie lors d’une dispute où il lui avait tordu le bras derrière le dos et l’avait maintenu serré sans qu’elle puisse se défendre.

Il la regarda longtemps. Elle lui rendit son regard. Les mains de Fred glissèrent vers les siennes, des mains rugueuses, chaudes, qui ne les lâchaient plus, les entouraient sans les presser ; autrefois déjà, il se rongeait souvent les ongles. Ruth

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commença à lui carresser les mains, puis les enserra, elle sentait ses jointures, enfonçait la pointe de ses doigts aux endroits mous de sa paume, puis elle détourna le regard.

Le père s’était éloigné, il ne se retournait pas, sa silhouette rétrécissait au bout de la route.

« Je m’occuperai de lui. » dit Fred.

 

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