Martin von Arndt, Stuttgart (D)

Martin von Arndt est né en 1968 à Ludwigsburg. L'auteur vit actuellement entre Stuttgart et Pécs. La candidature de Arndt a été proposée par Alain Claude Sulzer.


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MARTIN VON ARNDT

LA MORT EST UN FACTEUR AVEC UN CHAPEAU
(extrait de roman)

 

La mort est un facteur avec un chapeau. Tous les premiers mercredis du mois, celui-ci m'apporte une enveloppe. Il me présente son terminal portatif et un stylet qui ressemble à un clou tordu de menuisier, et je griffonne un grand cercle avec, à l'intérieur, un trait en forme de crochet tracé de droite à gauche et un autre de haut en bas, ce qui donne une signature insolite, harmonieuse, mais peut-être un peu minimaliste. Puis il esquisse un sourire - il me tutoie depuis longtemps - et pointe brièvement l'index en direction de son couvre-chef, un chapeau tyrolien. Je lui offre du genièvre dans un verre à liqueur. Il boit d'un trait, rejette la tête en arrière et cligne des yeux en découvrant les dents et produisant un magnifique claquement de langue, il sourit, pointe plusieurs fois l'index en direction de son chapeau et tourne les talons sur le seuil. Je le suis encore un moment des yeux, observant sa démarche traînante à cause de ses jambes en X, puis je rentre dans mon appartement avec le verre vide et l'enveloppe. Je m'assieds alors à la table. Je tire un peu la chaise pour pouvoir croiser les jambes. J'attends. J'attends en regardant le verre à alcool ou la bouteille qui, suivant les cas, peut être pleine, à moitié pleine ou vide. Je compte les mouches posées au plafond. Calligraphie d'insectes. Un mobile figé. J'attends. Une heure ou deux. Sans regarder l'enveloppe.

Le moment venu - quelqu'un d'extérieur penserait que la phase de préparation est achevée -, j'approche ma chaise de la table et j'ouvre l'enveloppe. Je me sens exulter à l'idée que, cette fois peut-être, la partie trouvera une autre issue. Mais non. Cette fois encore, rien d'autre que la feuille vierge pliée en deux. Le même papier blanc qui revient chaque mois, une lettre anonyme dans une enveloppe standard affranchie avec une vignette autocollante. Aujourd'hui comme le mois précédent. Et comme le mois d'avant. Aujourd'hui comme à chaque fois.

Martin von Arndt (Foto ORF/Johannes Puch)

 

J'avais reçu la première enveloppe il y a presque deux ans, le jour de mes quarante ans. Cette fois-là, le facteur avait comparé le nom écrit sur l'enveloppe avec celui de ma carte d'identité qu'il avait demandé à voir. Il était resté ébahi en voyant que j'étais allemand, avait haussé les épaules, marmonné péniblement quelques mots en tyrolien, peut-être pour s'excuser - le fait d'être allemand ne signifiait pas forcément que j'étais un sale type -, et soulevé son chapeau. En échange de ma signature, il m'avait remis une enveloppe qui ne portait aucun nom d'expéditeur, puis je l'avais vu plonger dans l'escalier et j'avais pensai, lorsqu'il eut complètement disparu, à une de ces bizarreries typiquement autrichiennes. Ici, les facteurs portent donc un chapeau ; pas une casquette, ni un bonnet, mais un chapeau tyrolien. Et je m'étais dis qu'ici, décidément, tout versait facilement dans le folklore.

J'avais tiré le papier de l'enveloppe pendant que je me brossais les dents. Je l'avais examiné des deux côtés et j'avais inspecté l'enveloppe pour être bien sûr qu'il n'y avait rien d'autre à l'intérieur. Ça devait être une erreur, l'expéditeur allait sûrement s'énerver lorsqu'il constaterait que les documents étaient restés sur son bureau et qu'il avait payé un timbre pour rien. Il ne lui restait plus qu'à faire attention la prochaine fois et à préparer une nouvelle enveloppe.

Je n'avais pas suivis ma première impulsion et j'avais gardé la lettre. Mon nom s'étalait avec une telle évidence dans le champ réservé à l'adresse, sans nom d'expéditeur dans la partie prévue à cet effet, que j'aurais trouvé inconvenant et même sacrilège de détruire ce document.

 

J'avais quarante ans. Cela faisait exactement un an qu'Inès avait aspergé une dernière fois d'eau de rose bulgare les bouquets de fleurs disposés partout dans notre appartement commun (elle prétendait que les roses ne sentaient plus assez de nos jours), qu'elle avait rendu les clés et déposé trois copies conformes de notre certificat de divorce pour moi sur la table de cuisine.

« Je t'en ai fait faire quelques unes, ça sert toujours. »

Comme à chaque fois, Inès avait bu son café sans le finir complètement et posé la tasse dans l'évier (plusieurs jours après, j'avais répandu le liquide resté dans la tasse, comme à chaque fois et comme si rien ne s'était passé, sur le sol devant le lave-vaisselle). Puis elle avait brièvement appuyé son front contre le mien - je sentis l'eau de rose - et avait dit : « Tu peux garder le caoutchouc et les fleurs. »

J'avais acquiescé. Mais je n'avais pas gardé que le caoutchouc.

Par la suite, chaque fois qu'Inès annonçait sa visite, je faisais un tour d'inspection dans l'appartement pour camoufler tous les objets qui rappelaient l'époque où nous vivions ensemble. Je ne voulais lui donner aucune occasion de baisser les yeux et de hocher lentement la tête d'un côté, puis de l'autre, tout en murmurant avec une pointe de contrariété dans la voix : « Tu sais, Jo, c'est vraiment fini. »

Vraiment fini. J'avais pensé au suicide. Ou plutôt, je n'y avais pas pensé. Mais si je n'y avait pas pensé, c'était seulement parce que je n'avais aucune envie de suivre l'exemple de mon père. Lui qui était la cause de tous mes tourments. Mes journées passaient toutes semblables, sans que je réalise que je pouvais les façonner à ma guise. Je me levais (trop tôt), préparais du café (que je buvais sans plaisir) et me recouchais alors que je savais pertinemment que ce n'était pas bon pour le moral. Je me relevais (trop tard), allais jusqu'à un stand de saucisses et mangeais trop copieusement ou touchais à peine à ce que j'avais commandé ; j'arrivais à m'interdire d'aller au tabac, je voulais me prouver que je pourrais tenir le coup et j'avais fini par arrêter de fumer ; mais, en réalité, si j'avais fait ça, c'était uniquement parce que je voulais apparaître comme un autre homme aux yeux d'Inès.

 

C'est pour l'enterrement de ma mère que j'étais allé pour la dernière fois en Allemagne avec Inès, c'était même la dernière fois que nous avions voyagé ensemble.

Déjà dans le train de nuit qui nous emmenait vers le nord, elle savait qu'elle allait me quitter, elle attendrait seulement que l'enterrement soit passé et m'accorderait encore deux mois de deuil. Inès était venue avec moi parce qu'elle ne voulait pas me laisser seul, qu'elle ne pouvait pas me laisser seul en proie à des sentiments contradictoires à un moment où je n'avais même plus la nicotine pour m'aider.

Les contacts avec ma mère étaient devenus plutôt sporadiques. Tout d'un coup, plus personne ne me proposait de remplacement pour une tournée, l'industrie de la comédie musicale était finie à en croire les agences artistiques. A partir de là, avec ma mère, on ne s'est plus rien dit au téléphone, il ne restait rien, pas même ces demi-heures entières qu'elle passait à me faire des reproches, affirmant que j'avais gaspillé ma jeunesse et ma vie toute entière, sans compter son argent qui avait servi à payer ma formation musicale, et que tout ce qu'elle espérait, c'est que je ne finisse pas comme mon père. De toute façon, elle avait abandonné l'idée d'avoir des petits-enfants, Inès et moi pouvions bien laisser la planète aux pissenlits et aux fourmis, la mode n'était plus désormais à faire des enfants.

Tout cela avait été pendant un temps ce qui nous avait relié et ce qui avait alimenté nos conversations téléphoniques.

Maintenant, après avoir échangé quelques salutations et nous être informé de notre santé, du temps qu'il faisait en Allemagne et en Autriche, nous ne disions plus rien. Le silence durait l'équivalent d'un quart d'euro. Puis elle disait : « Tu es encore en train de te balancer sur ta chaise ? »

« Non. »

« Je l'entends qui grince. »

Je soupirais et faisais descendre les pieds avant de la chaise le plus doucement possible sur le sol.

« Tu es sûr ? »

« Mais oui. »

« Il faut arrêter de te balancer sur ta chaise. Tu vas finir par te défoncer le crâne. »

Un autre quart d'euro disparaissait dans le silence. Pour finir, je disais :

« Maman, je vais raccrocher. »

« Oui, » répondait-elle, « vas-y. »

Et elle raccrochait avant moi.

Inès ne voulait pas me laisser seul avec le cadavre d'une mère, avec le cadavre d'une mère sur les bras, avec le cadavre d'une mère dans la tête, elle qui allait bientôt me laisser seul. J'avais sérieusement espéré pouvoir m'épancher sur son sein, profiter d'une libération douce et tranquille qui ne pourrait que contribuer à souder notre union. Mais durant les trois jours où nous nous étions occupés des affaires de ma mère, nous étions plus éloignés l'un de l'autre que jamais. Ma femme prit en charge le gros du travail, elle s'efforça de m'épargner tout ce qui était pénible, tout ce qui semblait problématique. Elle vida l'appartement de ma mère qui était dans un état proche du chaos. Elle tria, rangea, donna des instructions aux videurs professionnels, distribua de l'argent aux jardiniers du cimetière pour l'entretien de la tombe et parla au vieux notaire qui annonça seulement qu'il ne restait rien de mon héritage, ma mère ayant mené sans qu'on s'en aperçoive une vie dispendieuse. A travers le fatras qui restait de mon enfance, Inès s'était approchée de moi comme personne ne l'avait fait auparavant. Et c'est ce qui l'éloigna définitivement. Cette proximité semblait nous engluer. Inès prit peur, évita mes caresses, elle se refusa à moi. Peut-être parce que j'étais toujours une parcelle de cette mère dont elle avait dû retirer les serviettes d'incontinence qui bouchaient les toilettes, que je serais toujours une parcelle de cette mère, et même la seule chose qui resterait d'elle.

 Martin von Arndt (Foto ORF/Johannes Puch)

Pendant ces trois jours, nous dormions à l'hôtel. Inès avait insisté pour ne pas passer les nuits dans l'appartement de ma mère. Le soir de notre départ, elle était encore plus taciturne. Tout était réglé. Pour de bon. Nous ne devions emporter que le caoutchouc qui lui faisait pitié. Elle sortit de la douche, les cheveux encore mouillés - ils lui arrivaient maintenant aux épaules -, se jeta sur le lit et se massa les tempes. Elle semblait avoir un début de migraine. De sa voix sombre et douce qui m'avait ensorcelé dès le début de notre relation, Inès dit sur un ton plaintif :

« Va me chercher de l'eau, s'il te plaît, Jo. »

Le mouvement circulaire de ses doigts se fit plus fort sur ses tempes, je me ruai dans l'escalier. Je voulais rapporter à Inès la meilleure eau qu'elle ait jamais bue. Une eau qui ne lui ferait pas simplement passer sa migraine, non, une eau qui exprimerait aussi ma gratitude pour ce qu'elle avait fait les jours précédents, une eau qui ferait tout oublier de ces journées et qui poserait des bases nouvelles à notre relation.

Le distributeur de boissons se dressait solitaire dans l'entrée à demi éclairée. Je mis une pièce et le compteur lumineux afficha la somme de : +01,00 €. A côté, un autocollant disait de faire attention à ne pas sélectionner un casier vide. Je cherchai le numéro de ma boisson, il ne restait que de l'eau, dans quatre casiers côte à côte, les autres occupants de l'hôtel tournaient visiblement à la bière. Je vérifiai soigneusement le numéro et appuyai sur les touches. Rien ne bougea. Puis un casier se mit péniblement en action, grinçant comme pour confirmer qu'il se passait bien quelque chose, mais aucune bouteille ne tomba, la trappe resta vide. Le chiffre inscrit au compteur clignota quelques instants, afficha -01,00 €, puis se remit à 00,00. Je restai interdit, je n'avais plus de monnaie. En remontant à l'étage, je me dis qu'une fois de plus, j'avais tout fait de travers.

« Je l'aurais parié, » semblait dire son regard. Inès s'était servi depuis longtemps de l'eau au robinet.

Nous avons passé le voyage de retour pour Innsbruck au wagon-restaurant, le train était bondé, j'avais oublié de réserver des places assises. Tantôt Inès observait mon visage dans la vitre (je faisais semblant de ne pas remarquer), tantôt elle baissait les yeux en hochant la tête lentement d'un côté, puis de l'autre. Elle dessinait avec le bout des doigts dans du café renversé sur la table. Deux points, une virgule, un trait, face-de-lune apparaît ! Fromage coulant et beurre frais, la belle-mère vous effraie ! Je me doutais bien qu'elle cherchait à effacer le visage de ma mère, mais qu'elle n'y parvenait pas.

Elle m'accorda encore deux mois de deuil.

 

J'en étais venu à me demander qui pouvait aller assez loin pour m'envoyer tous les mois une enveloppe vide ? Et dans quel but ? Ces lettres n'étaient-elles rien d'autre qu'une mauvaise blague ?

J'aurais pu soupçonner Inès d'avoir eu l'idée de la feuille blanche, du moins tant que nous étions en couple. C'était bien dans le ton des reproches qu'elle m'assénait chaque matin avant de partir au travail. Depuis qu'on ne me proposait plus de contrats, depuis que je passais mon temps à la maison au lieu d'aller au studio.

Elle disait qu'elle ne pouvait plus rester avec quelqu'un qui avait aussi peu d'ambition et, surtout, qui avait peur de tout ce qui ressemblait un tant soit peu à une carrière. Qu'elle ne pouvait avoir de l'estime pour quelqu'un qui ne lui en demandait pas parce qu'il n'en avait aucune pour lui-même. Qu'elle ne voyait pas où cela pouvait mener.

Qu'il fallait, au moins une fois, que je me prenne en main.

J'avais tenté le coup. Pris la ferme décision de faire au moins une tentative pour qu'Inès sache enfin où cela pouvait mener. Même si je ne savais pas trop ce que je pouvais entreprendre.

Martin von Arndt (Foto ORF/Johannes Puch)

L'histoire d'un couple, c'est une histoire de problèmes de couple. J'avais suivi Inès à Innsbruck parce que je voulais vivre à ses côtés. Un ancien copain d'études qui, dans sa jeunesse, avait participé là-bas à des concours d'orchestre, prétendait qu'Innsbruck était une perle, à condition de trouver le bon couteau à huître. En plus de cela, il y avait soi-disant un nombre incroyable de cabinets d'orthophonistes, peut-être pour aider tous ceux qui voulaient se débarrasser de leur terrible dialecte.

J'en étais venu à me dire : Pourquoi pas ? Je pouvais bien aller m'installer avec Inès à Innsbruck et faire au moins une tentative.

 

Voilà comment je m'étais retrouvé dans le circuit de la comédie musicale à faire des tournées dans la moitié de l'Europe. Je jouais des mélodies naïves en fond de scène, à moitié dans le noir. Un peu comme si on me faisait réciter chaque soir l'alphabet dans le bon ordre et, en prime, on m'applaudissait avec enthousiasme.

J'avais un boulot et, tous les mois, des sommes à quatre chiffres tombaient sur un compte courant qu'Inès contrôlait d'un œil expert. Mais je n'avais toujours pas éprouvé la satisfaction d'avoir tenté quelque chose, d'y être arrivé.

J'aimais pourtant rentrer au petit jour, complètement crevé, avec l'odeur de plusieurs semaines passées dans un bus-couchettes, m'étendre sans me doucher sur le lit à côté d'Inès et humer les rayons de soleil qui s'étaient pris pendant la journée dans le duvet blond de ses bras. Les rayons de soleil et le parfum de cacao. Inès adorait le chocolat. De chacune de mes tournées, je lui rapportais une spécialité sucrée. Elle la mangeait comme d'autres boivent du vin, ou plutôt non, car on mâche un bon vin tandis qu'elle, au contraire, émiettait le chocolat et laissait fondre les morceaux dans sa bouche. Elle le buvait littéralement. Je me souviens que le liquide que je léchais et absorbais le lendemain sur sa peau entre son pubis et ses cuisses avait toujours un goût un peu praliné. Après l'amour, Inès posait une jambe sur moi, l'enroulait autour de moi comme pour me couvrir, me border, me cacher, me protéger du monde extérieur qui, quelques jours plus tard, me priverait à nouveau de sa présence. Je ne lui avais jamais raconté que, lorsque j'étais enfant, je m'enveloppais complètement dans mes couvertures sans laisser passer le moindre filet d'air. Pas tant à cause du froid que pour ressentir de tous les côtés un sentiment de sécurité et de protection. Inès avait l'air au courant, elle avait l'air au courant de tellement de choses dont je ne lui avais jamais parlé. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai épousé Inès.

 

Inès a été la première femme dans ma vie à ne pas me juger à l'aune de mon père. Dans mon village de Basse-Saxe, tout le monde était au courant ; j'étais le fils du suicidé. Tout le monde en avait entendu parler, mais personne ne savait précisément. Et ça, les filles ont du mal à le supporter.

Mon père était parti un soir dans la forêt et n'en était jamais revenu. On l'avait retrouvé le lendemain matin à côté du club de tir. Il s'était fait sauter la tête avec son fusil de chasse. Un coup bien placé, il avait fallu deux jours pour gratter le sang et la cervelle et pour repeindre le mur du bâtiment. Mon père s'était tiré une balle alors qu'il était un brillant ingénieur, ou peut-être à cause de cela. Aucune dette, aucun tort. Et, d'après ma mère, aucun signe de dépression. Il n'avait aucune raison de se supprimer dans la force de l'âge, au sommet de sa carrière. Une mort qui suscitait bien des interrogations. Rien ne pouvait mieux aiguiser l'intérêt des filles pour un garçon de seize ans qui se grattait les mains au sang et dont la flasque maigreur faisait ressortir les os saillants des bras et des épaules et lui donnait un air malingre presque monstrueux.

Très régulièrement, avec mes camarades de classe, les promenades du soir nous conduisaient dans la forêt, et dès qu'elles apercevaient le club de tir, elles levaient les yeux vers moi en marmonnant : « Pourquoi il a fait ça, ton père ? »

Si j'avais eu la réponse, je l'aurais donnée sans me faire prier, rien que pour dissiper ce sujet pénible entre nous et pour que nous puissions aborder des conversations plus plaisantes. Mais je ne le savais pas. Et mes futures copines refusaient d'accorder leurs baisers sans contrepartie.

Inès était différente. Elle avait dix-sept ans, elle était grande de taille et, à l'inverse des autres, c'était déjà une femme avec des seins fermes qui pointaient. Elle avait une peau foncée couleur bronze, avec un profil romain classique et des sourcils en accent circonflexe, une coupe à la garçonne et des cheveux teints d'un noir profond. Elle ne demandait pas à aller dans la forêt, écoutait les histoires que je lui racontais spontanément, caressait mes mains, haussait les épaules et collait ses lèvres sur les miennes pour me mordre la lèvre inférieure. Puis elle m'embrassait avec un air moqueur. En contrepartie, je devais simplement lui promettre de ne jamais empoigner un fusil.

J'avais refusé de faire l'armée.

Et commencé à étudier la guitare.

Quand j'avais sept ans, mon père m'avait offert une guitare. Pour sa part, il n'avait aucun sens musical, ce qui ne le complexait pas le moins du monde, et chaque manifestation des aptitudes que je développais peu à peu pour cet instrument suscitait chez lui l'étonnement et l'admiration qu'il aurait eus devant les prouesses d'un génie précoce de la mathématique. C'était quelque chose qu'il n'arrivait même pas à concevoir. Je prenais plaisir à jouer mais ne faisais guère de progrès réels. Ce n'est qu'après la mort de mon père que je me lançai sérieusement dans l'étude. Quand je jouais, j'étais entièrement concentré sur moi-même et sur mon père, prétendait ma mère. Ce n'était pas tout à fait vrai. Quand je jouais, on ne voyait plus mes mains grattées au sang. Du moins, on ne les regardait pas. On faisait attention à mon visage, pas à mes mouvements. Je prenais l'air douloureux des grands guitaristes de jazz. Et incontestablement pas seulement l'air.

Ma mère était touchée et elle m'aurait payé tout ce que je voulais pourvu que je ne devienne pas comme mon père. Quant à Inès, avec qui je sortais déjà depuis trois ans, elle voyait s'offrir à moi un glorieuse carrière. Elle raffolait de mes doigts de musicien, elle les caressait, les mettait dans sa bouche après que j'aie joué (ils avaient un goût de métal, les cordes de mi, la et ré leur donnaient cette saveur) et elle voulait que je la fasse jouir avec ma main. Je rêvais de mes mains dans la bouche d'Inès, de mes doigts entre ses cuisses. Je ne faisais aucun rêve de carrière. La carrière, pour moi, c'était un coup de feu dans la nuit que personne n'avait entendu et des taches de sang sur un mur qu'il fallait nettoyer au plus vite, sinon qu'est-ce qu'auraient pensé les gens du club ?!

 Martin von Arndt (Foto ORF/Johannes Puch)

 

Mes études de guitare s'étaient déroulées sans incident, je ne pouvais pas décevoir Inès ni ma mère. La guitare était un animal de compagnie docile qui exigeait peu de moi.

Toutefois, peu après notre mariage, Inès avait cessé de se servir de l'instrument comme d'un stimulant sexuel. Quand elle rentrait de la boulangerie et qu'elle me trouvait en train de jouer de la guitare, elle s'efforçait d'éviter mon regard et posait sans rien dire ses achats sur la table de cuisine. Je lui avais proposé de rester au foyer pendant quelques années, mais elle attendait plus de moi. Plus d'initiative. Elle ne voulait pas être seule à prendre toutes les décisions parce qu'il ne sortait de moi rien de tangible ni de personnel.

Inès avait pris la cafetière sur la machine à café pour nous servir.

J'avais mis la table du petit déjeuner, comme toujours. Je lui signifiais par là que j'étais prêt à me lever avec elle plus tôt que nécessaire. Elle tartina une moitié de petit pain avec du fromage frais allégé.

« Tu te raccroches toujours à ton enfance. Mais moi, je veux passer à l'âge adulte. »

« Qu'est-ce que tu dis ? »

Je posai ma tasse à café. Mes yeux s'arrêtèrent sur deux morceaux de sucre à côté de mon assiette.

« C'est le début ou la fin que tu n'as pas compris ? »

« Où tu vas chercher que je me raccroche à mon enfance ? »

« Peut-être parce que ton père t'en a privé ?! »

« Mon père s'est suicidé quand j'avais seize ans. C'est un peu tard pour l'enfance. »

« Alors tu peux me dire pourquoi tu t'ingénies à ne prendre aucune responsabilité dans ta vie ? »

J'en étais pantois. Je dis : « Pour rester rock'n roll ? »

« Je t'en prie, Jo... ! »

Inès roula des yeux, hocha la tête lentement d'un côté, puis de l'autre.

« C'est précisément ce que je veux dire. »

Inès finit son café pour faire passer le deuxième petit pain.

« J'ai l'impression que tu ne fais plus aucun effort, » dit-elle le nez dans sa tasse, tel un oracle, mais avec la meilleure volonté du monde, je ne comprenais rien à ce qu'elle pouvait voir là-dedans.

« Bien sûr que je fais des efforts... »

« Donc tu dois faire des efforts pour vivre avec moi ? »

« Moi ? »

« Oui, toi. »

« Je crois plutôt que c'est toi qui en baves avec moi. »

« C'est facile. »

« Quoi ? »

« De prendre le contre-pied. Ça t'arrange bien. »

« Ne le prends pas comme ça, je... »

« Arrête de te défiler, assume ce que tu penses. »

« Je ne me défile pas, je... »

« Oui ? »

« Merde, j'ai perdu le fil. »

« Je dois y aller. »

« Tu dois y aller. »

Elle devait effectivement s'en aller.

Ce qu'on attend et ce qui nous arrive... c'est comme deux paires de bottes, toutes les deux trop serrées. C'est peut-être l'idée qui a traversé Inès lorsqu'une moue écœurée s'est affichée sur son visage au moment où elle me lançait un regard d'adieu, tandis que je tournais mon café avec le couteau que j'avais utilisé pour étaler le beurre sur du pain, histoire de ne pas salir une cuillère supplémentaire ou d'éviter de me déplacer jusqu'au tiroir à couverts.

J'avais suivi Inès à Innsbruck parce que je voulais rester à ses côtés. Et parce que ça ne pouvait pas finir comme ça.

 

Inès n'annonça pas sa dernière visite et je n'eus pas le temps de débarrasser mon appartement de nos souvenirs communs. Elle hocha la tête d'un côté, puis de l'autre.

« Combien de temps ça va durer comme ça ? » demanda-t-elle pendant qu'elle préparait du café. Elle avait ses repères dans ma cuisine. Et elle en avait parfaitement le droit.

« Je n'en sais rien », prétendis-je, « je ne sais pas de quoi tu parles. »

« Tu ne sais pas de quoi je parle. Si encore tu ne voulais pas m'oublier, je pourrais trouver ça flatteur. Mais, au fond, tu ne peux pas. Là encore, ça te dépasse. Toujours pas la moindre trace de ta volonté. »

Je la regardais de côté. Ses joues avaient l'air avachies, la pommette se dessinait moins nettement. Inès s'était empâtée. La machine à café hoqueta, Inès posa une tasse pleine devant moi sur la table. Elle gardait le sucre à portée de main. On se connaissait depuis près de 25 ans. Elle ne savait toujours pas comment je prenais mon café (avec du lait, sans sucre, avec son nouvel ami, un bijoutier entreprenant, elle avait dû s'en souvenir dès leur première rencontre). Je bus une gorgée (noir, sans lait, sans sucre), pris une de ses cigarettes et l'allumai lentement.

« Tu fumes de nouveau ? » demanda-t-elle.

« Oui. »

« Depuis quand ? »

« Là, tout de suite. »

Inès avança les lèvres en formant un petit ovale et plissa le nez. Pour le coup, je n'avais pas menti. Si je fumais, c'était simplement pour délivrer mes mains. Les dérober à son regard, ne plus le sentir posé sur mes phalanges.

Je décidai de la tester en la mettant dans la confidence. Je parlai à Inès de mes lettres. Elle bailla et écarta de son front une mèche de cheveux blonds qui s'accrocha comme toujours à sa (notre ?) bague.

« Est-ce que c'est vraiment une « lettre » ? » demanda Inès qui prit une cigarette et, d'un mouvement rapide de l'index, m'envoya le paquet de l'autre côté de la table de cuisine.

J'étais vexé, je réexpédiai le paquet. Inès capta mon humeur et se ravisa en disant d'une voix plus conciliante : « Est-ce que c'est une lettre, du moment où il n'y a rien dedans, Jo ? Tu penses vraiment que c'est une lettre ? »

Je ne voulais pas discuter. Mais c'est pourtant ce que nous avons fait. Après une heure et demi d'échange acharné au cours duquel elle me recommanda entre autres de m'adresser à la police, Inès regarda sa montre et conclut sur cette formule lapidaire :

« Refuse le courrier. »

Je hochai la tête, regardai à mon tour sa montre et dis : « Tu dois y aller. »

Notre rencontre m'avait épuisé. D'autant plus qu'elle m'avait révélé qu'Inès n'avait rien compris. Refuser le courrier... quelle aberration ! Comme si ça pouvait changer quelque chose. Ce serait comme crier à quelqu'un qui se noie : « Tends les bras, mon pote, et nage ! »

Je savais que je me remettrais à fumer, qu'Inès resterait attachée à moi sans plus jamais être amoureuse de moi, et qu'elle était bien plus occupée à adopter des manières de femme de bijoutier qu'à m'envoyer ces lettres.

En me faisant une bise amicale au moment de partir, elle me raconta que son ami venait encore d'ouvrir une autre filiale, cette fois à Bregenz. Je songeai que la dernière lettre que j'avais reçue portait le cachet de Bregenz.

Deux jours après, c'était le premier mercredi du mois.


Traduit par Jean Bertrand

 

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