Pedro Lenz, Bern (CH)

Pedro Lenz wurde 1965 in Langenthal geb

Pedro Lenz wurde 1965 in Langenthal geboren und lebt in Bern. Lenz hat seinen Text "Inland" zum Lesewettbewerb nach Klagenfurt mitgebracht.


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Pedro Lenz

Inland

 

S'il te plaît, je voudrais te raconter, je veux te raconter, je dois te raconter, je vais te raconter afin que toutes ces longues années s'en aillent enfin, loin, loin, très loin de moi.

 

Laisse-moi commencer par le village, le village de mon enfance, plus exactement par le lycée, qui portait juste le nom de notre quartier, pas comme d'autres écoles qui portent le nom d'un célèbre pédagogue. Ça commence au lycée. Là-haut, au deuxième étage.

Frank est debout et frappe le vieux Niederberger au visage.

Je veux dire, il faut que tu imagines la scène. Vraiment, il faut que tu te mettes ça en tête : Frank se tient debout comme si c'était lui le professeur et non pas Niederberger, comme si c'était Frank le chef, comme si c'était l'homme qui commandait, notre Frank, 15 années de deuil dans le corps, un lycéen qui frappe son professeur de français au visage. Je te le dis, moi. Il faut que tu te représentes ça en images pour pouvoir comprendre un peu.

Silence de mort dans la classe, tout est complètement figé, le tableau avec le verbe mal conjugué, la Suisse en relief par Kümmerli & Frey, le mur en feutre vert et à côté le grand poster des Beatles qui nous énervait tellement parce que nous sentions déjà que ça ne pouvait absolument pas être les Beatles, avec leur gazouillis à la noix, et que nous aurions largement préféré avoir par exemple un Frank Zappa, mais nous n'avions pas le droit, il était tabou, Zappa, avec sa chanson sur Bobby Brown qui racontait, comme l'avait prétendu quelqu'un, des trucs pervers que nous ne comprenions certes pas tout à fait, mais dont nous savions qu'ils devaient être intéressants.

Tout est donc calme ce matin-là, garçons et filles parfaitement silencieux. De ces silences qui font dire même aux plus bêtes : Il va se passer quelque chose, il le faut, tôt ou tard, mais sans doute plus tôt que plus tard.

Et Frank est là devant, il prend lentement la craie dans sa main gauche pour garder la droite libre et hop, il lui en met une au méchant Niederberger, auquel nous devions toujours dire Oui Monsieur, Non Monsieur et Pardon Monsieur, cent fois par leçon, alors que son français sonnait à peine mieux que le nôtre. Tu me suis ?

Personne n'aurait cru possible une chose pareille, je veux dire aucun d'entre nous, sauf à la rigueur Frank lui-même, car il a dû le savoir au plus tard quand il a pris la craie dans l'autre main pour libérer sa bonne main. Ou sinon il faut qu'on me montre quelqu'un qui ose frapper son professeur de français au visage dans la salle de classe alors que sa bonne main n'est pas libre.

Excuse-moi si j'ai commencé à raconter en plein milieu. Ne crois pas que je suis incapable de me concentrer sur toute l'histoire. Bon, bon, bon, il y en a certains qui prétendent que j'ai du mal à me concentrer, mais ils n'ont aucune idée, ils n'ont pas la moindre idée.

Rassembler mes esprits, me ressaisir, j'en suis tout à fait capable, absolument, je l'ai prouvé assez souvent, je n'ai cessé de le prouver, sauf peut-être à l'armée, la fois où j'ai dû démonter et remonter le fusil les yeux bandés, déposer toutes les pièces sur un linge vingt-cinq fois de suite, les nommer et les remettre dans le bon ordre. Faux ! On recommence depuis le début ! Encore faux ! Et ainsi de suite jusqu'à ce que le lieutenant dise : Quel récalcitrant, cet animal, c'est pas possible, c'est pas normal d'être aussi récalcitrant !

Pedro Lenz (Foto ORF/Johannes Puch)

Ce n'était pas vrai. Je suis tout sauf récalcitrant. Je peux, si je le veux, je peux tout mettre dans un ordre logique. Mais il faut quand même que je commence par ce matin où Frank l'a fait, ce matin où il a giflé Niederberger devant toute la classe. Ça doit paraître sans importance, mais c'est extrêmement important, parce qu'ensuite ça n'est plus jamais devenu comme avant, plus jamais.

Il y a eu une procédure contre Frank, bien sûr, une sanction disciplinaire, ce n'était pas une bagatelle, blessure corporelle et tout, c'est logique. Ensuite il est allé dans un établissement spécial, Frank, il a dû y aller, qu'il le veuille ou non, ça avait été imposé par le tribunal pour enfants, mesure socio-pédagogique ou classe d'adaptation, ou va savoir comment ils appelaient ça, je ne sais plus quel était le terme exact. Ce sont ces décrets pour lesquels les législateurs inventent des noms marquants. Mais pour ceux que ça touche, c'est juste une sanction, point.

Pourtant, il n'y en avait plus pour très longtemps au lycée, je veux dire il ne restait plus que quelques mois et il serait sorti, nous serions tous sortis en même temps. Et sans doute que Frank et moi on aurait même fait l'apprentissage ensemble.

Dis donc, tu t'en souviens ? Non, tu ne peux pas le savoir. Il est possible que la plupart n'en aient plus qu'un vague souvenir, mais il s'intéressait aussi aux choses sérieuses, notre Frank. C'est vrai. Il a même fait une semaine d'essai avec moi à l'automne 80, chez W. Bösiger S.A., une entreprise de travaux publics. Frank était doué, ça se voyait tout de suite. Et il en a vite connu un paquet sur le dosage du sable et du calcaire, du ciment et de l'eau, il se souvenait de choses que j'oubliais généralement. Je le dis comme c'est réellement : de par son talent et sa force, Frank aurait pu devenir un excellent maçon, c'est sûr. Un jour, un vieux contremaître lui a dit qu'il avait de l'or dans les mains. Tu feras un bon maçon. C'est ce qu'avait dit le contremaître. Je m'en souviens parce que j'étais assis à côté dans la baraque, pour le déjeuner, on mangeait des sardines en trempant du pain blanc dans l'huile, et j'aurais été vachement content si un supérieur m'avait dit un jour une chose pareille.

 

D'accord, peut-être qu'il n'aurait rien donné quand même, c'est-à-dire même s'il s'était retenu pendant ce cours de français, s'il n'avait rien fait à Niederberger ou si, ce qui est également concevable, il n'était pas du tout venu au lycée ce matin-là. Car le père de Frank est mort le même hiver, exactement le même hiver, quelques jours seulement après cet incident.

C'était encore une sale histoire. Au début, on parlait juste de troubles vasculaires. Ensuite on a dit que c'était un cancer, puis il y a eu un ou deux contrôles à l'hôpital, quelques rayons, les vrais, c'est-à-dire ceux qui te brûlent la peau, qui brûlent douloureusement comme un coup de soleil, mais beaucoup plus fort et ensuite fini, tchao, mort, amen. C'était tout, ça a été vachement rapide.

Il a plu au Seigneur tout-puissant et Créateur de la vie de rappeler Son fils à Lui. C'était écrit dans le faire-part de décès que j'ai gardé, une phrase horriblement difficile à comprendre, surtout quand on croit un peu en Dieu, comme moi autrefois. On ne peut pas s'empêcher de se demander pourquoi ça devrait plaire au Seigneur qu'un garçon perde tout à coup son père. Ça ne plaît à personne, même si le père a rarement été un père tel qu'on peut espérer en avoir un. Je sais, je sais, certains pères sont graves, mais on ne veut quand même pas forcément qu'il plaise soudain à notre Seigneur de les faire mourir.

Sa mère a presque été contente que Frank aille dans cette école spéciale à cause de la gifle donnée au professeur de français, du moins au début, du moins à cause d'elle, parce qu'elle avait encore les petits, les chiens, le potager, le cerisier, les ménages, et tout ça combiné ça faisait déjà pas mal de travail. Il est donc assez compréhensible qu'une mère se sente soulagée que l'aîné et le plus difficile de ses fils soit loin, dans un lieu où l'on prend soin de lui.

Et à supposer, à supposer seulement qu'il n'y ait jamais eu cet incident au lycée, cela aurait très bien pu arriver que sa mère ait quand même dit à Frank qu'un apprentissage n'était pas possible dans ces conditions, ne serait-ce que financièrement, et parce qu'elle n'aurait pas pu passer son temps à laver ses vêtements de travail, car autrefois, si tu rappelles, les immeubles locatifs étaient soumis pour la lessive à un règlement très strict, au point que dans certains blocs on ne pouvait parfois laver son linge que toutes les deux semaines, ce qui était très peu pour des gens qui, par exemple, devaient travailler sur les chantiers et salissaient donc souvent leurs vêtements.

Pedro Lenz (Foto ORF/Johannes Puch)

Mais on peut aussi penser qu'elle l'aurait quand même autorisé à devenir maçon, et alors ç'aurait été formidable, s'il n'avait pas fait ce truc à Niederberger et que rien ne s'était passé, de sorte qu'il n'aurait pas été obligé d'aller dans cette école spéciale. J'imagine seulement combien on se serait amusé, Frank et moi, sur les grands chantiers. Les journées de travail m'auraient sûrement paru plus courtes.

 

Au travail, il aurait sans doute pu me protéger, en tout cas parfois, contre Dobler par exemple, parce que c'était un vrai Satan, ce Dobler, ou même plus tard, après l'apprentissage, à Oberglatt, à la suite de cette fête d'entreprise, ce jour où tout le monde était ivre, où ils m'ont enlevé mon pantalon et mis sur la table, je me disais que le mieux aurait encore été que je meure sur-le-champ, comme le père de Frank. Mais je ne suis pas mort, non, j'ai très bien entendu ce qu'ils disaient, trop bien.

Bon, voyons voir si notre jeune apprenti maçon a déjà des poils aux couilles.

Puis le cliquetis d'un briquet et ces rires d'ivrogne dont il m'arrive encore de rêver avant de me réveiller transpirant et tremblant et de me demander pourquoi il m'ont fait ça à moi, alors qu'il y avait en dehors de moi bien d'autres jeunes maçons dans cette entreprise, une des plus grandes dans le canton de Zurich à l'époque, je veux dire avant qu'elle soit rachetée.

Mais non, il a fallu que ça tombe sur moi. Ils ont fait ça avec moi. Mon Dieu, ce n'était pas rien, vraiment pas. C'était grave, oui, c'était grave, surtout parce qu'ils ont tous participé et qu'il n'y en avait pas un seul pour dire au moins : Bon, ok, on s'est bien amusé, mais maintenant on ferait mieux d'arrêter parce que ça suffit. Non, personne n'a dit ça, absolument personne. Ils ont juste ri, tous sauf moi.

 

Où en étais-je ? A cette école spéciale où Frank a dû aller, certes pas longtemps, mais tout de même. Après ça il n'a pas pu trouver de place d'apprenti, c'est évident, à cause de cette mesure socio-pédagogique, tout le monde le savait, il était obligé de l'écrire dans ses lettres de candidature. Et personne ne voulait d'un garçon comme lui. Pourtant, il n'était pas du tout comme ce qu'ils imaginaient, en tout cas pas encore à ce moment-là. Et finalement il est entré à la poste, manœuvre à la poste ferroviaire de Berne, parce qu'à notre époque, à la poste, ils prenaient même quelqu'un qui n'avait pas fini son apprentissage, et le travail n'était même pas si mal payé que ça, je dis pas si mal payé, car un dessinateur du bâtiment, par exemple, il se trouve que je le sais assez précisément, un dessinateur du bâtiment gagnait après sa formation un peu moins que Frank sans avoir fini son apprentissage.

Parfois, on se voyait encore à cette époque. Ne sois pas un mou, il me disait, Frank, et que j'aurais dû me défendre avant, c'est-à-dire avant que les autres aient assez bu pour avoir l'idée de me baisser mon pantalon et tout le reste. C'était vrai, il avait sûrement raison, mais ce n'était pas si simple que ça quand même, parce que avant je ne savais évidemment pas ce qu'ils avaient l'intention de me faire. Et quand je l'ai su je ne pouvais plus rien faire contre, parce qu'ils me tenaient les bras et qu'ils pressaient mon buste contre la table, à trois ou quatre, j'avais beau hurler et pleurer. Frank aurait pu m'aider, mais comme je viens de le dire il était à la poste ferroviaire depuis longtemps.

Oublions ça, ai-je dit à Frank. Et aujourd'hui c'est moi, moi qui disais autrefois qu'il fallait oublier, c'est moi qui me souviens, bien que je n'en aie pas du tout envie. Mais c'est dû au fait que je continue à en rêver régulièrement.

Pedro Lenz (Foto ORF/Johannes Puch)

C'est dégueulasse les rêves. Les rêves ont la mémoire la plus sournoise qu'on puisse imaginer. Je ne comprendrai jamais pourquoi les rêves procurent du plaisir à certaines personnes. Les rêves c'est mauvais.

 

Possible que ce ne soit pas très malin de ma part de ne parler pratiquement que de Frank, au point que tu pourrais penser qu'il était mon seul ami, alors que ce n'est même pas sûr qu'il s'agisse d'un véritable ami. Je veux juste dire, je ne dis pas ça contre lui, je veux juste faire remarquer que c'est toujours difficile à évaluer, les amitiés et toutes ces questions. Parfois, on a un ami et on se rend compte que finalement ce n'en est pas un et parfois c'est exactement le contraire, même si ce dernier cas de figure est assez rare.

En tout cas, toute cette histoire a commencé en 72 quand je suis entré à l'école, l'année où Bernhard Russi est devenu champion olympique à Sapporo, par chance, d'ailleurs, parce que cet hiver-là le meilleur était Karl Schranz, un Autrichien de Sankt Anton, mais il n'avait pas eu le droit de concourir à Sapporo, ne me demande pas pourquoi s'il te plaît. Il y a tellement de choses qu'on ne comprend pas quand on est enfant et que même plus tard on n'élucide jamais. Ce qui est étonnant, c'est pourquoi ça reste quand même accroché à notre mémoire.

Je sais aussi, par exemple, qu'à cette époque Richard Nixon était président, des Etats-Unis je veux dire. On entendait tout le temps son nom à la radio, à midi, quand mon père écoutait les informations et que nous devions tous nous taire. On citait toujours Nixon, et Brejnev chez les Russes et parfois aussi le pape Paul VI ou le conseiller fédéral Gnägi, mais surtout le président Nixon.

Mon père rentrait toujours à la maison juste avant les informations, et avant de se mettre à table il parcourait son courrier au cas où il y aurait eu un faire-part de décès. Il laissait les autres lettres de côté jusqu'à la fin du déjeuner. Mais s'il trouvait un faire-part de décès, il le lisait immédiatement, debout. Puis il qualifiait celui qui était mort de pauvre gars et disait que c'était à peine croyable qu'untel aussi ait dû partir. Un pauvre gars pareil, et voilà qu'il meurt déjà et pourtant c'était quelqu'un qui avait une telle joie de vivre, mais pardi, une fois que l'heure a sonné pour nous, y'a rien à faire. Eh oui, la Faucheuse arrive quand elle veut et comme elle le veut. Ainsi parlait mon père. Ensuit il nous souhaitait bon appétit et commençait à manger, alors qu'il aurait dû savoir que ma mère aurait bien dit un bénédicité, ce que d'ailleurs elle faisait presque toujours, mais en silence et juste pour elle, tandis que mon père, lui, n'a jamais fait grand cas des prières.

 

Cette année-là, donc, j'étais entré à l'école, et j'avais une gentille institutrice qui a écrit une fois dans mon bulletin que j'étais poli, précis dans mon écriture et un peu introverti. A l'époque je ne comprenais pas ce bulletin, seuls mes parents le comprenaient, ce qui ne me dérangeait pas puisqu'il était écrit pour eux. Mais il y avait un seul mot que mes parents ne comprenaient pas non plus, c'était introverti. C'est pourquoi mon père a demandé à Toni Gerber, qui habitait un étage au-dessus de nous, il travaillait dans un bureau et il avait un grand dictionnaire. Ces choses-là duraient assez longtemps, je veux dire trouver les mots et tout ça, ça en faisait des choses à dire.

Avant aussi j'existais déjà, avant 72, évidemment. Mais si je le sais c'est plutôt grâce aux photos et aux diapos que nous regardions parfois quand ma tante célibataire nous rendait visite, l'unique sœur de mon père, qui ne s'était pas mariée, je ne sais pas non plus pourquoi.

Je ne me souviens vraiment de ma vie qu'à partir du moment où je suis allé à l'école, et pas les années d'avant où je pensais à peine plus que les chats qui vagabondent dans le quartier. Les petits enfants et les chats n'ont pas besoin de souvenirs parce que tout ce qui a déjà été leur est complètement indifférent. Les souvenirs commencent avec l'école, car c'est là qu'on commence à lire et à écrire et c'est seulement les lettres de l'alphabet qui font qu'on est un véritable être humain qui peut s'orienter en arrière et en avant. C'est vraiment comme ça. Sans les lettres, on peut seulement savoir ce qui est en train de se passer ou ce que les autres nous disent, et là-dedans il y a beaucoup de mensonges.

Je suis entré à l'école avec Urs Locher, qui était alors mon meilleur ami et qui avait un cartable en peau de chèvre noire et blanche, puis avec Res, qui jouait tellement bien qu'il avait toujours le droit d'être Günter Netzer au foot, ce qui n'était pas évident parce qu'il y en avait beaucoup qui voulaient être Günter Netzer. Dans ma classe il y avait aussi Hebel, qui avait presque toujours de l'argent dans sa poche, contrairement à nous, je veux dire. Il se trouve par hasard que Hebel est resté riche après l'école et qu'il l'est toujours aujourd'hui. De ce point de vue-là, rien n'a changé pour Hebel et pour nous non plus.

En ce qui concerne les filles, je me souviens par exemple de Sabine, ce qui est facile puisqu'il y avait trois ou quatre Sabine, ça devait être le prénom à la mode à l'époque, mais je me souviens particulièrement bien d'une Sabine qui avait des couettes et des taches de rousseur, et de Chantal, que je trouvais belle en secret et qui était un peu différente des autres filles, quoique, quand on la voit aujourd'hui... mais bon, ça n'a vraiment pas d'importance.

Frank n'était pas encore là, il est arrivé un an plus tard, quand son père a trouvé un poste à l'usine de tissage et qu'ils ont emménagé dans notre village, Frank et sa famille.

Un beau matin il était là. L'institutrice l'avait pris par la main pour l'amener dans la classe. Et ensuite elle ne lâchait plus sa main. On se demandait tous pourquoi Fräulein Bühler ne lâchait pas sa main en nous disant que c'était Frank, qu'il était nouveau parmi nous, que nous devions être gentils avec lui et toutes les choses qu'une institutrice doit dire quand elle présente un nouvel élève à la classe et qu'elle a peur qu'il ne noue pas de contacts, ce qui lui poserait des problèmes à elle.

Mais ce n'était pas elle qui ne lâchait pas sa main. C'était lui ! Il me l'a raconté plus tard. Et je me suis souvenu que nous avions dû lire, dans le cours de français de Niederberger, un roman qui commence par l'introduction d'un nouvel élève dans une classe, et qu'il s'appelle Bovary et que dans la suite du roman c'est un pauvre type parce que sa femme couche avec un autre. C'est un roman horriblement triste, si j'en ai l'occasion un jour je le relirai, mais sans doute en allemand, parce qu'il est trop dur en français.

Mais même si nous mettons ce roman de côté, ça ne change pas grand-chose. Frank est entré à cet instant dans notre classe, ce qui veut dire beaucoup de choses, et en même temps il est entré dans notre vie, car la classe représentait alors le monde entier. Dès le petit déjeuner nous nous réjouissions du moment où nous pourrions lacer nos chaussures et sortir de nos appartements, qui sentaient encore le produit avec lequel on traitait le sol.

 

Nous allions généralement à l'école à trois, Locher, Frank et moi. Nous habitions tout près les uns des autres et connaissions chaque fleur, chaque gravier du chemin, ce qui est un peu exagéré bien sûr, puisqu'on ne peut évidemment pas connaître tous les graviers, surtout dans mon quartier, où il y avait beaucoup de chemins avec des graviers.

Pedro Lenz (Foto ORF/Johannes Puch)

On commençait généralement par s'arrêter au canal de crue, là où on dérivait l'eau quand la rivière débordait, on s'arrêtait là pour regarder si quelque chose avait été rejeté, quelque chose de précieux peut-être, de l'or par exemple ou un porte-monnaie plein. Mais quand il y avait effectivement quelque chose, après une crue, c'était plutôt une chaussure isolée, le vieil enjoliveur d'une Toyota ou un rat mort, des trucs de ce genre, qui au premier coup d'œil ont l'air intéressants mais en fait sont inutilisables,

Parfois il y avait quand même quelques écrevisses, nous les ramassions dans un seau en plastique et les emmenions à l'école dans des bocaux, ce qui n'était pas bien, car en sciences naturelles Fräulein Bühler était en train d'étudier avec nous les haricots et que les animaux n'étaient prévus au programme que deux ans plus tard, et en plus les écrevisses mouraient quand on les oubliait dans les bocaux et qu'elles manquaient d'air et d'eau.

Comme il y avait donc rarement des choses potables à récupérer au canal, nous passions nos après-midi libres à jouer soit au foot soit à la guerre des bandes. Notre bande s'appelait les Garçons de l'éclair. Un nom un peu niais, je sais, mais au moins il était pratique car tout le monde savait dessiner un éclair, alors que ceux de la Grubenstraße, qui s'appelaient les Tigres blancs, avaient toutes les peines du monde, par exemple, à graver un tigre dans l'écorce d'un arbre. Aujourd'hui, les garçons ne gravent plus beaucoup dans l'écorce des arbres, ce qui est sûrement mieux, parce que ça abîme les arbres.

Mais je voulais te raconter le chemin de l'école et le fait qu'il y avait beaucoup de raisons de s'y attarder. Le canal était sûrement la raison principale. Mais il y avait aussi le kiosque de Frau Püntener, que ça ne dérangeait pas de nous énumérer tous les prix à chaque fois, alors qu'elle savait très bien que nous ne pouvions rien acheter, à part quelques chewing-gums, et encore c'était assez rare. Seul Hebel pouvait vraiment acheter quelque chose, une pochette surprise par exemple ou un Buffalo Bill, qu'il ne nous laissait lire que quand il était terriblement usé, ce qui d'ailleurs nous était complètement égal, parce que Buffalo Bill ce n'était pas notre truc.

Il y a quelque chose qui ne faisait pas partie du chemin de l'école mais qu'il ne faut surtout pas oublier, ce sont les Wässermatten. Les Wässermatten étaient déjà presque en dehors du territoire de notre enfance. Pourtant nous les connaissions bien. En plus, le père de Locher avait un livre sur les Wässermatten, qui expliquait qu'ils existaient depuis très, très longtemps, parce que les moines de l'abbaye de Saint-Urbain, où il n'y a plus de moines mais désormais une clinique psychiatrique, les anciens moines, donc, avaient inventé ces Wässermatten. Je ne l'ai jamais lu personnellement, mais Locher me l'a raconté.

Bon, les Wässermatten étaient chouettes. Ils le sont d'ailleurs toujours, puisqu'ils sont dans une zone protégée. Les Wässermatten sont des champs presque normaux, sauf qu'ils sont parcourus de petits canaux, et là où les canaux se croisent il y a des écluses en bois que l'on peut ouvrir ou fermer selon qu'on est en train ou non d'arroser les champs. Quand on est en train d'arroser les Wässermatten, ils ressemblent à de petits lacs. Il paraît, soit dit en passant, que c'est très bon aussi pour le niveau de la nappe phréatique.

Les Wässermatten me plaisaient surtout l'été, juste avant que l'herbe soit tondue. Il y régnait un sentiment de sécurité, en tout cas rétrospectivement. Mais aujourd'hui je n'y vais plus. Seuls les gens qui ont un chien y vont encore et je n'ai pas de chien.

 

Frank n'était pas spécialement agressif. Il était comme nous tous. Nous nous battions parfois, mais quand quelqu'un était en dessous et que ses deux omoplates touchaient indiscutablement le sol, nous considérions le combat terminé. Si quelqu'un voulait continuer à se battre, les autres l'en empêchaient.

Si je raconte ça, c'est pour ne pas donner l'impression que l'incident avec le professeur de français s'était profilé pendant toutes ces années. Non, non, Frank n'était ni agressif ni colérique. Il y en avait de plus mauvais, moi par exemple, parce que je pouvais perdre complètement la tête pour une broutille. Comme cet après-midi où j'ai montré mon nouveau vélo aux copains, un Mondia Sport avec un cadre bordeaux et cinq vitesses. Mon père me l'avait acheté quand nous étions entrés au lycée et que nous avions donc un plus long trajet. Mon garçon, avait dit mon père, lorsque j'avais ton âge je ne pouvais même pas rêver d'un vélo pareil, parce qu'à mon époque on ne se faisait pas offrir un vélo, à mon époque on ne se faisait rien offrir du tout. J'ai hoché la tête et enfourché mon nouveau vélo. C'était un sentiment très agréable, un sentiment comme on en a rarement dans la vie.

Pedro Lenz (Foto ORF/Johannes Puch)

Res m'avait demandé s'il pouvait faire un tour avec. Allez, ne sois pas égoïste, avait-il ajouté, et avant que j'aie eu le temps de lui dire de faire attention, il était déjà parti. J'avais horriblement peur qu'il se passe quelque chose et effectivement il s'est passé quelque chose, car lorsque Res est enfin réapparu, il portait le vélo sur l'épaule, comme les coureurs de cyclo-cross qui doivent parfois descendre pour traverser un obstacle. La roue avant et la fourche de mon nouveau vélo étaient complètement déformées parce qu'il avait dérapé sur du sable dans un virage, il restait parfois du sable dans les virages. C'était horrible, j'avais envie de pleurer de désespoir car je ne pouvais pas m'empêcher de penser à mon père et au fait qu'il avait dit que je devais être très soigneux avec cette bicyclette. Mais - et c'est ça qui m'a vraiment achevé - les copains hurlaient de rire et même Res trouvait ça drôle d'avoir abîmé mon vélo tout neuf. Quelque chose s'est alors décroché dans ma tête. J'ai foncé sur Res et je l'aurais probablement battu à mort si tout le monde ne s'était pas jeté sur moi pour me retenir. Ils m'ont tenu jusqu'à ce que je n'aie plus la force, ni de crier ni de quoi que ce soit. Puis ils sont partis et je suis resté tout seul avec mon vélo cassé. Mon désespoir était tellement énorme que je me suis mordu au sang à un bras.

Qu'est-ce que tu t'es fait au bras ? m'a demandé le vieux Hossmann, du magasin de vélos.

J'ai roulé dans une clôture en barbelés, la lumière était si aveuglante qu'on ne voyait pas la clôture. Combien ça va coûter ?

On va voir. Ce sera réparé vendredi. Et maintenant, arrête de pleurer. Hossmann a été bon et j'ai pu travailler pour payer la facture parce que c'était les vacances, il me faisait nettoyer son atelier et les entrepôts. Ça a duré quatre jours et j'étais content qu'il ait cru mon histoire de barbelés. Il vaut toujours mieux passer pour un malchanceux plutôt que tout le monde sache que nos propres amis nous ont fait des dégâts.

Mais voilà que sans m'en rendre compte je m'écarte encore de mon sujet, alors que je voulais juste dire que Frank était plutôt calme et souverain alors que moi-même je n'ai jamais été en mesure de dégager un semblant de calme intérieur, même pas aujourd'hui.

 

Les années d'école et de lycée s'écoulaient donc, jusqu'au jour où Frank a frappé le professeur. A partir de ce moment-là, plus rien n'a été comme avant. Ça pourrait m'être assez égal. Mais je sens que je dois en parler encore longtemps, sinon ça ne va jamais s'arranger.


Traduit par Barbara Fontaine
 

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