Iris Schmidt

Née en 1967 à Hamm, vit à Düsseldorf. Formation comme agent technico-commercial chez Thyssen. Premières tentatives littéraires avec de petites parodies sur le quotidien au bureau.

 

Téléchargement du texte:

Word-Format (*.doc)
PDF-Format (*.pdf)

 

Informations sur l'auteur

 

TDDl 2010TDDl 2010

 

Schmidt

Neige

Translation: Barbara Fontaine

Karl remit derrière l’oreille la mèche de cheveux que ses éternuements avaient fait tomber sur son visage. Il  cala bien son dos contre le dossier du siège de la voiture et s’essuya soigneusement le nez. Un ciel jaune et bas pesait contre le paysage, il s’était mis à tomber du grésil, bien qu’on ne fût qu’à la mi-octobre. Karl eut envie de bâiller, il ouvrit la bouche et respira avec délectation. Il retroussa les lèvres et se montra les dents dans le miroir. On le lui avait recommandé, avec un blanchiment des dents son chiffre d’affaires serait multiplié par deux ; on pardonne le plus gros mensonge à un beau sourire, avait dit lors d’une formation le conférencier, qui faisait doucement perler les mots entre ses dents ivoire. C’était aussi ce qu’il voulait, lui, Karl Müller, il voulait pouvoir dire : le succès avec la qualité, des lieux communs, des contrevérités roulées dans un reflet perlé, des mensonges blanchis.

 

   La route grimpait dans la montagne en décrivant de grands lacets, les flocons de neige se mirent à tournoyer de plus en plus fortement contre le pare-brise, les essuie-glaces peinaient à maintenir la vue dégagée. De plus, la nuit était tombée, la route n’était que faiblement éclairée et les réverbères étaient très espacés. Lorsque Karl passait devant une lumière, il voyait un branchage noir et nu avec des lambeaux de neige. Puis l’éclairage disparut complètement. Karl se mit en phares, mais leur faisceau était presque complètement englouti par la neige.

   La dame de l’agence de tourisme lui avait expliqué au téléphone que l’hôtel se trouvait à une certaine distance du village. S’il ne reculait pas devant cette longue route, avait-elle ajouté, elle lui recommandait cette pension familiale, calme, en pleine forêt. Les touristes sachant apprécier les longues promenades tranquilles dans une nature intacte préféraient réserver là.

 

   Le chemin continuait à monter, Karl n’aurait pas pu dire depuis combien de temps il roulait ainsi. Il lui semblait avoir perdu tout sentiment de l’espace et du temps depuis plusieurs heures. Le véhicule faisait un bruit sourd, par moments seulement le moteur se mettait à rugir lorsque la pente devenait trop raide après un virage, il reprenait alors de l’élan et la voiture gravissait la montagne, lentement, péniblement.

   Puis la route bifurqua soudain, Karl s’arrêta au bord, alluma la lumière à l’intérieur et regarda la carte routière. Mais aucune route ne figurait sur la carte en dehors de la sortie de l’autoroute menant au village. Karl descendit de voiture et fut surpris par un vent chuintant. Il s’appuya contre un mur de schiste abrupt qui le protégeait un peu, puisqu’il formait à cet endroit un petit surplomb. Des stalactites gros comme le bras s’étaient formées sur la roche. Karl essaya de voir quel chemin pouvait monter jusqu’à l’hôtel, mais la neige qui tombait toujours aussi épaisse ne lui laissait presque aucune visibilité. Il se rassit dans la voiture, mit le moteur en marche et voulut partir au petit bonheur la chance. Il vit alors deux silhouettes  qui se détachèrent de l’obscurité, encapuchonnées, et se déplaçaient lentement dans ce déchaînement de blanc. Karl baissa la vitre, tendit la main hors du véhicule et les appela : S’il vous plaît ! Quel est le chemin qui mène à l’hôtel ? Il avait déjà la bouche pleine de neige. Mais les silhouettes levèrent à peine les yeux, se resserrèrent juste un peu plus, et l’une d’entre elles tendit le bras dans une direction. Puis elles avaient déjà disparu de sa vue dans la nuit envahie par les tourbillons de neige, tellement vite que Karl put à peine leur crier merci. 

 

   Le chemin que lui avaient indiqué les deux promeneurs montait encore plus haut dans la montagne, dans un mouvement ample et doux. Les chutes de neige avaient un peu diminué, de sorte que Karl put arrêter les essuie-glaces. Bientôt, il aperçut vaguement une lumière d’ambre à travers le branchage noir des arbres, et en s’approchant il vit se dessiner les contours flous d’un bâtiment. Cela devait être l’hôtel, dont Karl distingua enfin le panneau : Chambres disponibles ! Une seule voiture était garée sur le parking et il déduisait de sa plaque d’immatriculation qu’elle n’appartenait pas à l’hôtel. Il se gara juste à côté, prit son manteau sur le siège d’à côté, sa mallette, retira son sac de voyage du coffre et se dirigea vers l’entrée.

   Il dut sonner, la porte était fermée à clef. Il attendit un certain temps qu’on vienne lui ouvrir. Une grande et mince jeune fille portant un pull de laine gris salua Karl, sa poitrine se dessinait nettement sous le tissu. Ses cheveux épais étaient séparés en deux nattes rigides qui pendaient à une certaine distance de sa tête.

   En pénétrant dans l’entrée, Karl fut accueilli par une chaleur et une clarté agréables. Avez-vous fait bon voyage ? lui demanda la jeune fille. Karl s’apprêta d’abord à raconter qu’il n’avait pas trouvé le chemin à la bifurcation, mais finalement il hocha juste la tête. La jeune fille l’accompagna jusqu’à la réception, lui demanda d’attendre un moment et disparut. De derrière arriva alors, traînant des pieds dans ses pantoufles, un homme grand et lourd. Karl reconnut aux traits de son menton que c’était sans doute le père de la jeune fille, et il se rappela que la dame de l’agence de tourisme avait parlé d’une « atmosphère familiale » lorsqu’elle avait mentionné cet hôtel. L’hôtelier alla derrière le comptoir, prit un stylo et regarda Karl  en disant : Vous êtes Monsieur ? et Karl donna son nom. L’hôtelier ouvrit un gros livre, y promena son index, s’arrêta à un endroit précis et glissa le livre vers Karl pour qu’il signe. Puis il prit une clef sur le tableau et la tendit à Karl par-dessus le comptoir. Deuxième étage, dit-il, à droite, juste après la porte vitrée, au début du couloir. Il posa ses coudes sur le comptoir, se tint la tête dans les mains et attendit jusqu’à ce que Karl se fût éloigné.

 

   Karl prit un étroit escalier en bois pour arriver au deuxième étage. Cela sentait fortement la laine mouillée. Il prit un couloir. Le numéro de sa chambre était le premier, comme l’avait expliqué l’hôtelier, une petite pièce confortable dans un style rustique. Un bouquet de fleurs fraîches était posé sur la petite table devant la fenêtre. Karl déposa son sac à côté du lit, sa mallette, il pendit son manteau dans l’armoire, retira ses chaussures et se jeta voluptueusement sur le matelas dont les ressorts grincèrent légèrement. Il croisa les bras derrière la tête et ferma un moment les yeux. On frappa tout à coup à la porte. Karl sursauta, comme si on l’avait surpris à faire une chose défendue. Entrez, cria-t-il, et la jeune fille qui lui avait ouvert la porte entra. Quand souhaitez-vous prendre le petit déjeuner demain, Monsieur Müller ? demanda-t-elle en avançant pudiquement les épaules pour cacher sa poitrine, trop volumineuse par rapport à sa minceur. Il eut soudainement envie de la tirer par les nattes, très fort, comme il le faisait toujours quand il était enfant, jusqu’à ce que les filles commencent à pleurer. Il se retint in extremis, posa ses mains sur les genoux et dit juste : Vers sept heures et demie ce serait bien.

 

   Lorsque Karl entra dans la salle à manger pour le dîner, il était le seul client. La jeune fille astiquait des verres avec un torchon derrière le comptoir. Karl s’assit à une table dans un coin, y posa les poings et étendit les jambes devant lui. La jeune fille s’approcha et lui donna une carte. Une bière, s’il vous plaît, Mademoiselle, dit Karl, et la jeune fille retourna au comptoir. Une petite femme replète en tablier entra alors dans la pièce, rejoignit la jeune fille derrière le comptoir et échangea quelques mots avec elle. La femme hocha la tête en direction de Karl, après quoi la jeune fille plaça le verre rempli de bière sur un plateau et retourna vers lui. Elle posa le verre de bière devant lui, resta un moment dans la pièce, l’air indécis, et plaqua le plateau vide contre sa poitrine comme un bouclier. Ses yeux étaient baissés. Karl pensa d’abord qu’elle attendait sa commande et il se dépêcha de lire la carte. Mais la jeune fille tira une des chaises et s’assit à sa table. Ma mère demande si la chambre vous convient ? dit-elle à voix basse. Karl s’aperçut que la femme lorgnait dans leur direction. Tout à fait ! Elle me convient tout à fait ! répondit-il à la jeune fille, et il hocha la tête en s’adressant à la mère. Dites-moi, poursuivit Karl, n’êtes-vous pas très seuls l’hiver ici, sans clients ? Et il essaya de capter le regard de la jeune fille. Oui, ils étaient parfois un peu seuls, dit-elle, mais maintenant il était là, ajouta-t-elle en le regardant en face. Oui, maintenant je suis là, répliqua Karl, et il distingua ses yeux, qui n’étaient pas beaux du tout, un peu jaunâtres, comme si elle était malade du foie.

   Le père aussi était entré dans la salle, il échangea quelques mots avec sa femme puis alla à la table de Karl. Avez-vous déjà choisi, Monsieur Müller ? Pendant sa conversation avec la jeune fille, Karl avait complètement oublié de faire son choix. Il se dépêcha alors de feuilleter le menu et cita le premier plat venu. Il avait commencé à transpirer de gêne, il prit son verre de bière et but à longs traits. L’homme se plaça derrière le comptoir, prit le torchon que sa fille avait laissé traîner et astiqua les verres à sa place, tout en gardant un œil sur la table de Karl. Celui-ci tripotait nerveusement le bord en papier qui entourait le pied de son verre.

   La faune locale est très variée…, commença soudain la jeune fille en se redressant bien droit et en avançant sa forte poitrine. Mais en hiver, à cause du froid, beaucoup d’animaux se tapissent dans des terriers ou des tas de feuilles… le loir par exemple, ou le muscardin… les rapaces surtout ont du mal à trouver de la nourriture, il y a les buses et les milans…Puis elle énuméra tout ce qui lui venait à l’esprit. Comme un caniche dressé, se dit Karl en fixant la poitrine de la jeune fille, et il sentit la légère odeur d’oignon qui se dégageait de ses aisselles.

   Dois-je détacher mes cheveux ? demanda-t-elle alors en attrapant aussitôt une de ses nattes, dont elle retira l’élastique avant de la dénouer en y glissant les doigts. Elle fit la même chose de l’autre côté, puis elle secoua la tête pour que ses cheveux, incolores et ternes, se répartissent uniformément.

   La femme apporta une assiette de salade qu’elle posa devant Karl, qui en fait n’aimait pas ça, mais par gêne il y piqua sa fourchette et glissa quelques feuilles dans sa bouche, de sorte que la sauce lui dégoulina au coin des lèvres. La jeune fille était assise et ne disait rien, elle jouait juste avec une bague qu’elle portait à la main gauche. Tout en mâchant, Karl hocha la tête à propos de la bague et lui demanda si elle avait déjà un fiancé. Oui, dit précipitamment la jeune fille, j’ai déjà un fiancé. C’est le garde forestier. C’est pour ça que je sais toutes ces choses, au sujet des animaux aussi, mon fiancé m’a tout expliqué, et parfois il m’emmène sur son affût perché et on observe ensemble les chevreuils et les cerfs, et en hiver on remplit leurs mangeoires de châtaignes et de maïs ou de paille…

   La femme arriva avec le plat de Karl et jeta à sa fille un regard qui l’obligea à se taire. Bon appétit, dit-elle, puis elle resta un moment devant la table en lissant son tablier avec les mains. Vous devez avoir très faim, dit la jeune fille lorsque sa mère fut partie, en regardant Karl qui mangeait à toute vitesse, comme toujours. Karl sentit un début de brûlure d’estomac mais se mit à manger encore plus vite, il voulait se dépêcher de sortir de la salle à manger, quitter la jeune fille silencieuse qui restait à ses côtés et ses parents qui regardaient continuellement dans sa direction. Karl était tellement tendu qu’il avait des douleurs dans toute la nuque. Il avait à peine avalé sa dernière bouchée qu’il se leva et la jeune fille fit de même. Karl vit la mère faire un geste brusque de la main, comme pour ordonner à sa fille de le retenir. Mais il ouvrit la bouche pour bâiller et dit combien il était fatigué, après ce bon repas copieux, et que le lendemain il avait encore un long voyage devant lui, puis il sortit dans le couloir, comme s’il craignait qu’on ne lui coure après pour le rattraper et l’inviter à danser ou à jouer aux cartes.

 

    Une fois dans sa chambre, Karl se rendit compte qu’il était effectivement très fatigué. Il se lava rapidement le visage puis voulut survoler encore une fois ses documents pour le lendemain, mais ses yeux ne tardèrent pas à se fermer. Il éteignit donc la lumière et se glissa au fond de son lit. Il n’était pas couché depuis deux minutes qu’il entendit tout à coup des pas dans le couloir. Peut-être un des autres clients ? se dit-il. Mais les pas s’arrêtèrent devant sa porte. Karl retint sa respiration. Il était à  nouveau complètement réveillé. Silence. Silence. Puis les pas s’éloignèrent, lentement, doucement, comme sur la pointe des pieds, ils franchirent sur le palier, descendirent les marches, le bois grinçait, et finalement Karl n’entendit plus rien.

 

   Le lendemain matin, Karl se réveilla dans des draps trempés de sueur. Il n’avait presque pas dormi. Il s’était retourné sur le matelas car pendant toute la nuit il avait entendu cogner dans le mur derrière le chauffage, comme du métal frappant du métal, un battement permanent, un rythme, comme le rythme d’un battement de cœur, le battement de cœur de l’hôtel, et les tuyaux étaient un entrelacs de veines, de vaisseaux qui parcouraient la maçonnerie, du sang y circulait, épais comme du miel. Et puis le craquement perpétuel du bois, le ruissellement de la neige s’effritant sur le toit, le grondement de la chasse d’eau. Parfois, Karl s’était brièvement endormi, et il voyait la jeune fille qui se penchait au-dessus de lui avec ses nattes et sa grosse poitrine, tout près de son visage. Il se réveillait en sursaut et croyait à nouveau entendre des pas dans le couloir. Mais rien, juste ces petits coups dans le mur. Une fois, il s’était levé après un tel rêve et avait ouvert grand le vasistas pour que l’air glacial fende la pièce comme une faux, et la neige, devant sa fenêtre, ressemblait à de l’albâtre.

 

   Karl ne prit pas de petit déjeuner, il avala juste, à moitié en marchant, une tasse de café que lui tendit la femme de l’hôtelier. La jeune fille était invisible. Il avait laissé un pourboire pour elle sur la table de nuit un petit billet, car il était sûr que la jeune fille devrait aussitôt faire la chambre et que c’était elle aussi qui lui avait mis les fleurs la veille. Il paya sa note à la réception et quitta l’hôtel.

 

   La couverture nuageuse s’était dissipée, la neige étincelait sous un ciel très bleu. Une couche de blanc couvrait aussi la voiture de Karl à côté de laquelle l’autre véhicule était toujours garé, et il dégagea vaguement les vitres avec la manche de son manteau. Il ouvrit sa portière, jeta son sac de voyage sur le siège arrière et s’assit dans la voiture. Il posa la mallette sur ses genoux et sortit les listes sur lesquelles il s’était endormi la veille au soir. Puis il rangea les échantillons de médicaments qu’il voulait distribuer plus tard dans les cabinets médicaux du village. Il aimait ce travail. Tout était étincelant dans les cabinets, blanc, hygiénique. Y compris les femmes à l’accueil. Elles le saluaient avec un sourire nickel après qu’il s’était présenté : Karl Müller, nous nous sommes parlé au téléphone. Puis sa voix prononçait des phrases et ces phrases étaient de l’air déplacé par sa bouche, par sa respiration, qui était de l’air et de l’humidité. De sorte que les femmes étaient traversées d’un léger frisson lorsqu’il parlait, il le voyait, le sentait quand elles le regardaient de derrière au moment où il quittait le cabinet. Elles étaient pour lui, dans leurs vêtements blancs, comme des cruches de lait frais, virginales, hygiéniques, pures, trop pures pour ses mains, qui étaient toujours sales ; et leurs vêtements étaient comme des feuilles de lys qui l’enveloppaient, en toute innocence.

   Parfois, lorsqu’il était assis à sa table dans son bureau et que ses doigts étaient devenus tout gras en feuilletant des papiers, lorsqu’ils gonflaient après avoir martelé le clavier de l’ordinateur, Karl ne pouvait pas s’empêcher de courir aux lavabos pour nettoyer ses doigts, à fond, jusque dans les moindres pores, au point qu’un murmure le suivait depuis longtemps dans le couloir, un chuchotement, et qu’on faisait des gestes derrière son dos, indiquant la tête, des gestes qu’il sentait très fortement dans la nuque, il n’avait absolument pas besoin de se retourner. Ces jours-là, la crasse était tellement incrustée dans sa peau que l’eau et le savon ne suffisaient pas à nettoyer ses mains. Il prenait alors la brosse à ongles et frottait longuement et très fort, si fort que sa peau se crevassait, s’irritait, et qu’ensuite aucun grain de poussière n’aurait plus pu se cacher dans la moindre fissure.

   Karl jeta encore un œil sur les médicaments puis il rangea tout et posa la mallette sur le siège d’à côté. Mais lorsqu’il essaya de faire démarrer la voiture, le moteur ne réagit pas, à plusieurs reprises. C’est le froid, savait Karl, un froid qui se reflétait mille fois dans les cristaux de neige qui renvoyaient la lumière du soleil, si claire qu’il plissa les yeux, ébloui, et qu’il ressentit déjà une douleur dans les orbites. Karl abaissa le pare-soleil en soupirant, descendit de la voiture et retourna dans l’hôtel.

 

   Comme à son habitude, l’hôtelier tenait les coudes appuyés sur le comptoir, la tête dans les mains, de sorte qu’il remplissait la réception avec tout son corps. Il regarda Karl comme s’il l’attendait. Ma voiture, commença-t-il, ne démarre pas. Est-ce que vous pourriez m’appeler un taxi, s’il…– Bien sûr, s’empressa de répondre l’hôtelier. Il s’écarta du comptoir et alla derrière. Il prit le téléphone et composa un numéro. Karl le vit parler, puis il vit que la femme se trouvait dans le passage menant à la cuisine et qu’elle observait son mari. L’hôtelier reposa le téléphone, adressa un clin d’œil à sa femme et revint devant. Il n’y en a pas pour longtemps, dit-il à Karl, puis il se pencha à nouveau sur le comptoir et appuya ses gros bras sur le bois. Sa femme avait disparu dans les pièces de derrière. Karl remercia l’homme d’un hochement de tête et ressortit pour examiner à nouveau sa voiture en attendant.

 

   La lumière du soleil papillotait, encore plus crue, sur la neige toute fraîche. Le soleil était haut désormais. Karl s’énerva parce qu’il avait laissé ses lunettes de soleil chez lui, sur la commode. Il n’arrivait pas à ouvrir le capot verglacé et se rassit dans son véhicule en fermant les yeux devant cette clarté éblouissante. Lorsqu’il regarda sa montre, il s’était écoulé environ une demi-heure. Karl s’aperçut alors que les marquages au sol, sur le côté, étaient entièrement ensevelis sous la neige, que l’on ne pouvait même plus les deviner. Mais les taxis doivent monter souvent à l’hôtel, se dit-il, et ils sont forcément habitués à la neige à cette altitude, et puis avec un véhicule correctement équipé… Mais au bout d’une bonne heure, alors que le taxi n’était toujours pas arrivé et que Karl commençait à avoir froid sur le siège gelé, il décida de rentrer dans l’hôtel pour renouveler sa requête.

 

   Etant donné la lumière éblouissante du soleil, il ne s’étonna pas que les volets roulants soient baissés, mais la porte d’entrée était fermée à clef, et Karl appuya plusieurs fois sur la sonnette sans que personne ne vienne ouvrir. Il cogna contre le bois avec les articulations de ses doigts, appela, puis frappa du poing contre la porte. Aucune réaction. Karl fit le tour du bâtiment, qui avait sur le côté une porte donnant sur la terrasse. Mais ici aussi les volets étaient baissés bien que tout fût dans l’ombre, et la porte de la terrasse était tout aussi fermée que la porte d’entrée. Peut-être que c’était l’heure de la pause pour les hôteliers, se demanda Karl, peut-être se reposent-ils un moment. Et il décida de se rasseoir dans sa voiture et d’attendre. Mais il ressortit bientôt du véhicule et marcha un peu dans la neige pour se réchauffer. Il était déjà presque onze heures et demie et le taxi n’était toujours pas arrivé. La pause ne semblait pas se terminer non plus, personne n’ouvrait la porte, les volets restaient fermés. Seul le soleil avait dépassé le zénith de sa course et descendait lentement vers le mamelon de la montagne. Karl retourna encore une fois à l’hôtel, appela et donna un coup de pied contre la porte, et des coups de poing contre les volets. Puis il comprit qu’il n’avait plus qu’à aller à pied jusqu’au village avant la tombée de la nuit. 

 

   Mais au bout de quelques pas dans la neige, qui lui arrivait aux genoux, ses chaussures étaient déjà tout humides, ses chaussettes et ses pieds glacés. Il voulait chercher un garage dans le village et y faire remorquer sa voiture. Pourquoi n’avait-il pas tout de suite demandé ça, l’hôtelier aurait sûrement eu un numéro de téléphone. Karl essaya de joindre les renseignements avec son téléphone portable, mais il n’avait pas de réseau. Il traversa une forêt de squelettes d’arbres noirs et arriva bientôt dans une clairière où la neige cependant était encore plus haute. En outre le vent était tel qu’il avait l’impression d’avoir le visage engourdi par le froid. Il ne se rendait même plus compte que la morve lui coulait du nez. Karl sentait ses forces l’abandonner lorsqu’il heurta soudain une abrupte paroi rocheuse d’où pendaient toujours des stalactites gros comme le bras, qui scintillaient d’un éclat d’argent dans la lumière du soleil. Karl tomba à genoux tellement il était heureux. Il savait maintenant qu’il était sur le bon chemin. Au bout de la paroi rocheuse se trouvait l’endroit où il avait demandé son chemin aux promeneurs la veille, de là il n’avait qu’à tenir sa droite et il arriverait au village. Il repartit à grandes enjambées dans la blancheur, la neige crissait sous ses pas. Il eut un moment le sentiment qu’on l’observait et il leva les yeux  vers un affût où la jeune fille était assise avec son fiancé, le garde forestier, et le suivait du regard à la jumelle. Sa douleur dans les orbites s’intensifia, il eut l’impression que les cognements du chauffage continuaient dans sa tête, comme du métal sonnant sur du métal. Plus le soleil descendait, plus il faisait froid. Déjà, des ombres bleues se dessinaient sur le paysage. Karl continuait à avancer contre la paroi rocheuse. Il avait peut-être marché un kilomètre lorsqu’il en vit le bout. Il essaya de courir, glissa, se releva péniblement. A droite, se disait-il, surtout rester à droite, et tu seras bientôt en bas, tu seras bientôt attablé devant un verre de grog fumant dans une auberge bien chaude. Mais après avoir continué sur la droite pendant un moment, il s’aperçut que le chemin commençait à remonter. S’était-il trompé ? Etait-ce la mauvaise direction ? S’était-il trouvé la veille à un autre endroit de la paroi rocheuse ? Karl distingua alors au loin une sorte d’abri vers lequel il se dirigea, sans savoir dans quel but. Mais quelque chose l’attirait, quelque chose qui n’était pas à sa place, et il comprit alors ce qu’il avait distingué, vaguement distingué. Car il y avait dans l’abri une chose emmitouflée qui était assise par terre. Et lorsque Karl fut arrivé assez près, il reconnut les deux promeneurs à qui il avait demandé son chemin la veille. Blêmes, le teint cireux, ils étaient serrés l’un contre l’autre, endormis, la femme avait appuyé la tête sur l’épaule de l’homme. Des cristaux de glace fermaient leurs paupières. Karl s’agenouilla devant l’homme et, comme si cela pouvait encore être utile, il l’attrapa par le col de son manteau et le secoua énergiquement. Quelque chose tomba de sa poche, un objet métallique que Karl ramassa : il tenait entre les mains une clé de voiture. Il se rappela la voiture qui était garée à côté de la sienne devant l’hôtel, puis il se rappela le clin d’œil que l’hôtelier avait adressé à sa femme le matin après la fin de sa communication téléphonique.

   Karl remit la clef de voiture dans la poche du promeneur et se leva. Il remonta son col jusqu’aux oreilles, glissa les mains tout au fond de ses poches et pressa ses bras contre son buste. Puis il poursuivit son chemin à travers la forêt. La lumière froide de la lune se déversait déjà sur le vaste paysage blafard dans lequel Karl disparut alors. Furtif comme une ombre.